1er lauréat :  Jacques Bretaudeau

ADVENIR

Depuis combien de temps se trouvait-il là ? Qu'allait-il advenir de lui ? Il lui était impossible de le savoir. Recroquevillé sur lui-même, en position d'attente, celle que l'instinct de survie commande à tout le corps quand on se retrouve brutalement entraîné et submergé par le grand tambour battant des forces naturelles, il ne percevait qu'un écho assourdi de la vie du dehors, là où le vent fait bruisser les feuillages, là où les gens ont le cœur à l'ouvrage. Il n'était pas maître de son destin, et c'était bien malgré lui qu'il s'était fait embarquer dans cette aventure.

Il faut dire que son ascendance ne manquait pas de relief. Son père était de ceux qui, dès le plus jeune âge, commencent à regarder plus haut, tout là-haut, vers les cimes aux arêtes effilées telles des lames de rasoir, puis qui, en grandissant, se mettent à les contempler avec défi. Quand on est du pays des Écrins, les montagnes ne sont pas seulement des majestés qu'on se doit d'admirer, ce sont aussi des sommets qu'il faut conquérir, ici et ailleurs. De ses expéditions en Himalaya, son père avait autrefois ramené les souvenirs qui ne s'expriment pas, ceux que les yeux gardent pour eux derrière leur regard délavé, à jamais tourné vers l'horizon. La peur, il avait appris à la dompter, pour mieux l'écouter. Les risques, il avait appris à les calculer, pour savoir où mettre les pieds. La montagne est toujours la plus forte, disait-il. Interrogez-la sans répit, elle aura sans cesse une réponse à vous donner... L'avalanche qui vous enveloppe de son linceul blanc après vous avoir avalé en un éclair ; ne reste plus dès lors qu'à croire en une grâce du ciel, à moins d'avoir le réflexe heureux de conserver un peu d'espace autour de soi, un semblant d'oxygène, pour espérer la délivrance. Quant à la crevasse… La crevasse traîtresse et impitoyable, qui n'attend que vous, guettant avec une patience diabolique votre arrivée ; et soudain se dérobe sous vos pieds la trop fragile croûte verglacée que les bâtons n'ont pas eu le temps de sonder…

La délivrance demeurait toujours aléatoire. Et, si jamais l'accident survenait, il s'agissait avant tout de se cramponner à la vie. Tenir bon en espérant d'hypothétiques secours. Contrôler sa respiration en s'efforçant de rester lucide. Faire le dos rond en se promettant de surmonter la catastrophe. Mais, ce jour-là, la délivrance ne s'était pas produite. Une fois encore, la montagne avait eu le dernier mot. Les cimes enneigées sont d'exigeantes maîtresses : elles rechignent à partager leur amant avec l'épouse légitime. Au demeurant, celle-ci avait décidé d'affronter l'indicible malheur avec le courage résigné d'une mère. Puisque les choses avaient été écrites de la sorte, il lui resterait leur enfant. Sans doute était-ce aussi par défi qu'elle avait décidé de l'appeler Oreste. Parce que ce prénom vient d'un mot grec qui signifie « montagneux ». Parce que ce prénom est une promesse de dépassement de soi. Un appel, par-dessus tout. À aller plus loin, à aller plus haut, à aller au bout de son destin, à dérouler jusqu'à leur terme les envies les plus folles portées au plus profond de soi, quitte à en subir le harcèlement sans fin des mouches qui ne laissent pas de repos aux fronts dégoulinants de sueur sur les sentiers verticaux, sous l'implacable soleil, juste avant d'attaquer les immensités minérales et glacées, les dents serrées, la gorge sèche, juste avant que les piolets ne prennent le relais.

Le temps de la transmission était venu. Désormais, c'était à lui seul de prendre le relais. De continuer l'œuvre inachevée. Dès l'origine, sans que les choses fussent dites, il avait d'ailleurs semblé qu'il devait en être ainsi, à la manière de ces implacables héritages antiques dans lesquels la question du choix ne se pose jamais. La véritable liberté est celle de l'aventure : on a beau se dire que l'on se doit de marcher dans les traces, il y aura bien une péripétie pour faire basculer la situation, dans un sens ou dans un autre. Voilà comment on se retrouve cul par-dessus tête dans l'expectative d'une bonté de la vie, à attendre qu'elle veuille bien ouvrir la porte et laisser passer celui que le destin a installé à cet endroit. Dans le cas présent, il n'y avait que l'attente, et rien d'autre, ou presque. Au fil des jours, il avait fini par apprivoiser l'enfermement et le confinement dans cette bulle de vie encore préservée au sein de laquelle le moindre mouvement était devenu une prouesse. Ce serait bientôt son heure, ce serait bientôt son tour, et le terme de l'aventure. C'était ainsi.

Puis, subitement, tout s'accéléra, et ce fut un formidable chamboulement de son environnement immédiat. Sans qu'il fût en mesure de comprendre ce qui se passait autour de lui, il se retrouva irrésistiblement comprimé, pressé, poussé vers l'ouverture par les fulgurantes contractions de la paroi qui, tout au long de son aventure intérieure, lui avait servi de protection. La délivrance était proche. Projeté sans ménagement hors de son nid, fermement saisi par des mains inconnues, aveuglé par la lumière crue du monde extérieur, il ne put s'empêcher de crier, avant qu'un court répit ne lui fût enfin accordé au creux de deux coussins réconfortants et nourriciers qui s'offraient à lui, entre les bras de sa mère, comme une utopique providence contre les dangers de l'existence à venir, en l'absence de ce père qui ne pourrait être à ses côtés pour le guider sur les sentes pierreuses.

Alors, tandis que les palpitations de tout son être s'accordaient peu à peu avec celles qu'il percevait sous sa tête, il sentit, confusément mais sereinement, que son odyssée, ici et là-bas, plus loin et plus haut, ne faisait que commencer.

  1. Du rififi à la Pépinière
  2. Nécessité
  3. Les mal-aimés
  4. Humeurs de la Marquise
  5. Ma petite fée
  6. Marfa la Chamane
  7. Le début d'une histoire
  8. La suprême magie

La semaine DL&V risquant d'être reportée, voire annulée, nous vous proposons 8 textes qui ont retenu l'attention du Jury. Parmi eux se trouvent les 3 Lauréats. Saurez vous les trouver?

 Vous pouvez, après lecture, donner votre appréciation sous forme d'un vote "étoilé"; cela permettra de confronter ensuite vos ressentis avec ceux du jury. Bonne découverte.

MARFA la chamane

Marfa avance sur le chemin. Son pas tellurique en soulève la poussière. Après les temps glacés de l'hiver sibérien, le printemps est arrivé, brutal et chaud. Ce matin, elle a enduit son visage et sa chevelure grisonnante d'un onguent aux herbes des marais et les insectes vibrionnants de la steppe ne l'agressent pas mais la suivent, dessinant un nimbe au-dessus de sa tête. Ce matin, elle a revêtu sa longue tunique brune serrée à la taille par un lien de cuir et ses sandales de paille tressée, insignes de son statu.Ce matin, elle a étreint le bouleau multiséculaire qui lui transmet la voix des esprits. L'enserrant, elle a ressenti la transe et su quelle est sa mission.
Au terme de sa marche, la voici qui se présente à la sentinelle du camp d'Omsk, île misérable de cet Archipel du Goulag où près de deux cents juifs échappés de Pologne au printemps 1940 ont été parqués par les autorités soviétiques.
« Je suis venue pour l'enfant qui est né, il a besoin de moi.
-Qui donc t'a prévenue, espèce de sorcière ? Dénonce le !
-Je le sais, c'est tout. Amène moi seulement auprès de lui et de ses parents, le tailleur Rubin et sa femme Chaja. Sache que le chef du camp sera fâché contre toi si tu n'obéis pas à ma demande. Il connaît mon pouvoir et respecte ma science. »
Et dans ce coin de terre inhospitalière, la chamane sourit, constatant une fois de plus que son savoir ancestral impressionne envers et contre tout le garde pourtant formé à l'école des Komsomols. De son pas solennel, Marfa longe les allées du camp , observe les barraques.Au fond de l'une d'elles s'est installée la famille. A son approche, la jeune mère a un mouvement de
recul et le bébé se met à pleurer dans ses bras tremblants. 
« Ne crains rien, je suis Marfa, la chamane. Ton mari me connaît, il a travaillé au bûcheronnage dans notre village. Au risque d'abîmer ses mains de tailleur, quelle pitié. Nous l'estimons tous et moi la première. Laisse moi m'occuper de ton fils, pour le rendre fort. »
La chamane prend l'enfant que lui tend sa mère, le dénude et entreprend de le masser, travaillant ses articulations, lui dépliant les bras, étirant ses jambes, chatouillant son torse, caressant son dos, soufflant doucement sur lui, malaxant ses faibles muscles. L'onguent dont elle imprègne la peau du nourrisson dégage un parfum puissant d'herbes aromatiques. Ni les insectes des plaines, ni ceux des fûtaies, ni ceux des marais ne l'agresseront jamais. Les mains de la chamane se font douces sur le corps gracile du nouveau-né qui lui sourit, tandis que la femme psalmodie dans une langue inconnue, celle de ses lointains ancêtres nenetz. Sa voix se fait rauque dans un antique chant de la taïga. Puis elle rhabille le tout petit. Quand elle remet l'enfant apaisé à sa mère, elle souffle rapidement en russe (et si on les espionnait?) à l'oreille du père.
« Prends cette bourse de cuir à mon cou et absorbes en tout le contenu même si tu le trouves amer. C'est du sel de terre. Interdis à ta femme d'y toucher, son lait se tarirait dans ses seins et cela mettrait l'enfant en péril. Je suis ici pour que vous viviez ; Quand tu auras consommé tout le sel, bois l'eau de cette gourde. Tes chevilles vont gonfler, tes jambes vont enfler et
tu n'iras pas à la guerre, tu resteras auprès des tiens et tu les protégeras. 
-Mais que dis-tu là, Marfa, nous sommes loin du front et le Traité Germano-soviètique nous protège, même ici, dans les conditions que tu connais !
-Chut mon garçon ! Je sais tout du passé et de l'avenir. Le vent, les feuillages me parlent.Fais comme je te dis, Rubin, et vous serez saufs, c'est Marfa la chamane qui te le promet ».
Sur ces mots, le chamane tourne les talons et s'en va, d'un pas extatique.Elle sait qu'il en sera fait selon la volonté des esprits même s'il n'y a pas de mohel pour recevoir cet enfançon. Marfa marche, lasse mais bienheureuse.
Le lendemain, le camp d'Omsk sera démantelé, du moins pour un temps., à la suite de la rupture du Traité Germano-soviétique, les Polonais valides envoyés au combat, sauf Rubin et sa famille expédiés plus loin au Karlag de Karaganda, mais ceci est une autre histoire!

texte écrit par 20.CCL.Anonyme20

Nous sommes au début du xx°siècle, dans la Russie tsariste, près de la ville de Kamenka.
Ici se trouve un shtetl comme tant d'autres, une petite communauté rurale essentiellement composée
de juifs, lesquels sont assez mal tolérés par la majorité orthodoxe.
C'est là que naît Isaac, au sein d'une famille pieuse, troisième d'une grande fratrie de sept enfants.
Son père est tailleur, et ils vivent très modestement, un peu à l'étroit dans une maison de bois bien
tenue, mais surpeuplée au regard de la surface disponible.
Garçon dégourdi, d'une vive intelligence, curieux de tout, il grandit dans un foyer bienveillant, et
très jeune il est saisi de la passion du dessin. Observateur minutieux, tout est pour lui prétexte à
représenter ce qu'il perçoit. En l'absence de matériel approprié, onéreux et du reste introuvable
localement,il use de ressources et de supports variés pour croquer les gens, les animaux, les
paysages, les scènes du quotidien.
Dans son village l'atmosphère ne reste jamais longtemps sereine. La misère, la faim menacent. Le
poids des traditions et des contraintes religieuses étouffent les élans individuels dans cette micro
société repliée sur elle même, qui fait face à un environnement hostile. Enfin, la population locale
vit dans la crainte perpétuelle de nouvelles persécutions. Car s'il est une habitude bien ancrée chez
le petit peuple russe, c'est de faire porter aux juifs la responsabilité de leurs propres malheurs, et
d'en faire de parfaites victimes expiatoires. Boucs émissaires de frustrations collectives auxquelles
ils sont étrangers, ils subissent de terribles pogroms, où massacres, pillages, viols sont monnaie
courante, sans que jamais justice ne soit rendue à ces pauvres gens.
Isaac connaît bien cette peur viscérale, et à quinze ans, il sait avec certitude que même s'il parvient
à échapper au pire, il ne pourra jamais s'épanouir dans un tel contexte. D'autant que son don
artistique est loin d'être bien vu dans une collectivité où la religion proscrit la représentation et les
images. Il rêve constamment de pouvoir s'échapper de cet univers sans horizons, et à force
d'insister auprès de ses parents, il obtient de pouvoir aller vivre chez une soeur de sa mère à St
Petersbourg. Ce sera la première évasion de sa jeune existence, pour un ailleurs qu'il imagine
prometteur.
En ville, Isaac va devoir effectuer maintes tâches ingrates pour subsister, mais par ailleurs à force de
persévérance, il va réussir à pousser la porte de l'institut des Beaux-Arts, à trouver un maître pour
acquérir les techniques picturales qui lui font défaut et se frotter aux oeuvres des peintres reconnus.
Doué, volontaire, travailleur inlassable, ses progrès vont être rapides et rapidement il bénéficiera
d'un début de reconnaissance, qui lui vaudra quelques commandes de portraits, en provenance de la
bourgeoisie citadine.
Tout cela s'accomplit dans l'effervescence de la période pré-révolutionnaire, où intellectuels et
artistes sont à la pointe des combats pour la chute du tsarisme, et un changement de régime
politique.
Quand la révolution éclate, il croit comme beaucoup à un avenir radieux. Le désenchantement ne va
pas tarder. La guerre civile, la violence, les espoirs trahis, la mise au pas des esprits libres, la fin des
libertés, la censure, l'embrigadement des artistes, le renouveau de l'antisémitisme, le convainquent
d'envisager un nouveau départ. Il n'y a pas de place pour les artistes indépendants, et seuls ceux qui
renoncent à leur potentiel créatif pour devenir de pâles flagorneurs à la gloire du régime sont
acceptés. Pour qui ne veut pas rentrer dans le rang, il n'y a guère d'alternatives.
Isaac refuse d'être un artiste muselé, et il va fuir le pays de ses racines pour rejoindre une de ces
Babels scintillantes, qui attire les talents du monde entier. Et pour un peintre de cette époque, quoi
de mieux que rejoindre la France et sa capitale Paris, qui offre son aura mythique à la bohème
artistique des années trente.
Il y noue des liens avec d'autres artistes émigrés, se nourrit des mouvements esthétiques qui
embrasent la période, profite de la vie intellectuelle brillante, mais se garde bien d'adhérer à une
quelconque école. Il poursuit son chemin de peintre sans attaches, expérimente, innove, et affine
son style. Il vit pour son art, qui lui permet d'échapper en partie à la mélancolie, à la nostalgie de
son pays et des siens.
C'est un rêveur impénitent, pour qui le songe est moyen d'aller plus loin,d'aborder des territoires inconnus, de se libérer des carcans matériels.
Ces échappées imaginaires viennent enrichir son travail pictural qui navigue entre réalisme, symbolisme et pure invention de
l'esprit. Il est réputé ne pas avoir les pieds sur terre, mais c'est un choix délibéré au regard d'un
monde dont il a appréhendé les pesanteurs, les pièges et les périls.
Il aurait pu s'installer dans une paisible quête esthétique, jouissant de conditions matérielles
correctes, mais c'était sans compter les bruits de botte et les terrifiants nuages qui obscurcissaient
l'horizon. Les juifs sont à nouveau au coeur de la tourmente, et quand les nazis envahissent la
France, Isaac n'a guère d'autre choix que de traverser l'océan pour échapper à la barbarie.
Évasion encore, cette fois-ci de la vieille Europe qui allait se couvrir d'immenses camps de
concentration, où périraient tant des siens.
Les États-Unis, pourtant terre d'immigration, accueillent les étrangers sans réel enthousiasme,
voire avec méfiance, mais chacun peut y tenter sa chance selon le mythe fondateur du pays.
Isaac, sans avoir une notoriété internationale immense, commence à être connu d'un public
d'amateurs éclairés. La fortune n'est pas acquise, mais il va pouvoir subsister, quoique
modestement, de son art.
Malgré de réels efforts d'adaptation, il a pourtant bien du mal avec «l'american way of life». Il se
sent étranger dans ce pays où une majorité de citoyens ne révèrent que le dollar et la réussite
individuelle. Il a fui l'enfer du communisme soviétique, la terreur national-socialiste, pour se
retrouver désemparé dans une société hyper libérale, capitaliste, où les injustices sociales sont
criantes et les minorités ethniques stigmatisées. Ce n'est pas le havre de paix, d'équité, de sérénité
dont il avait rêvé.
La guerre terminée, il se résout à quitter cette terre inhospitalière pour les idéalistes et les doux
contemplatifs. Serait-il condamné à ce statut de juif errant colporté par les idéologies racistes ?
Vrai ou non, il embarque sur un navire au début des années cinquante, pour une île des Caraïbes.
Malgré l'exotisme de la destination, cette terre n'a pas grand-chose de la carte postale ou du paradis
primitif. En revanche c'est un lieu paisible, où les autochtones ignorent le stress des cités modernes,
vivent de peu car sans grands besoins, accueillent sur un rythme indolent les quelques égarés en
quête d'un abri face aux tourmentes de l'existence.
Isaac y pose ses valises en espérant faire le bon choix. Ébloui par la lumière étincelante, séduit par
les couleurs franches, bercé par le rythme de l'océan, il produit des oeuvres très personnelles, où se
mêlent sensations et impressions recueillies à chaque étape de ses pérégrinations. Cherchant sans
cesse la beauté cachée derrière les apparences, épiant la secrète harmonie du monde, soucieux d'
insuffler à ses oeuvre la simple joie d'être, il n'a cure de la valeur marchande de ses créations.
Ici, il peut être lui même, car personne ne se préoccupe de qui il est, de sa race ou de sa religion.
Dans ses songes débridés, lui apparaît régulièrement la figure du célèbre Houdini, ce fils de rabbin
hongrois devenu le légendaire roi de l'évasion. S'il ne possède pas sa science de l'escapologie, du
moins a-t-il fait en sorte sa vie durant de s'éloigner de ce qui pouvait l'entraver dans son expression
artistique.
A sa manière, il est un illusionniste génial qui par ses toiles enjolive un monde souvent triste à
pleurer. Il croit au pouvoir des images, capables de toucher l'humain au profond du coeur et de l' esprit.
Du juif errant, il a emprunté quelques traits, ne serait-ce que par les déplacements auxquels l'a
condamné l'Histoire. Laquelle histoire le rattrape à nouveau, quand son île refuge après maints
soubresauts voit s'instaurer un régime dictatorial effroyable. C'en est trop pour Isaac, qui n'a plus
l'âge de repartir à zéro.
Après avoir mis la dernière touche à une grande fresque colorée, considérée comme son testament
artistique, il met fin à ses jours sans regrets, l'âme enfin en paix. Cette grande et ultime évasion
achève une aventure artistique singulière.
Isaac, vagabond céleste et visionnaire devenu légendaire laisse une oeuvre sans concession,
profondément émouvante pour qui sait regarder au-delà de l'évidence, et voir plus loin que
l'apparente ligne d'horizon.

Prix du jury: Nathalie Grenet

LUN'AVENTURE

Luna Dies, jour de la lune, premier jour de la semaine, un lundi donc, Monsieur Lunatic-Tic dévoila à la face du monde son projet lunaire et ô combien capricieux :

« Aujourd’hui je tombe la lune ! »

Monsieur Lunatic-Tic est un drôle de bonhomme . D’humeur changeante et malicieuse, il est toujours dans la lune.

Enfin, vieilles lunes que tout cela, ceci n’étant pas mon propos.

Mais, avouez qu’une idée aussi farfelue ne pouvait provenir que d’un esprit fantasque et aventureux.

Il caressait en fait l’espoir secret d’une idylle avec le bel astre. Une petite aventure elliptique pas piquée des vers, une amourette de passage en queue de nuages, des étoiles plein les yeux…

Dame Lune au firmament posée, ne s’y trompa pas. Elle était fort avisée quoique bien mal lunée.

Abaissant son regard astral vers le petit bonhomme s’égosillant sous elle, elle lui fit cette réponse pour le moins singulière :

« Promettre la lune, la faire voir en plein midi, passe encore, mais…la demander, cela dépasse les bornes ! »

Notre triste héros perçut le sarcasme et se demanda s’il était prudent de se frotter à la belle. Surtout ne pas perdre la face – de lune – et faire plutôt celui qui en tombe, mais avec panache…

«  Et bien ma belle, vous avez devant vous l’Indiana Jones de l’Intersidéral, l’Ulysse crépusculaire en mal de péripéties orbitales. Que dis-je ? Se perdre dans votre sillage serait pur enchantement, une aventure de hasard qui trouverait son périgée au point de non-retour. Une intrigue en suspens, une aurore boréale… Notre lune de miel, je la vois cannibale. Ahhhh… Ma diseuse de bonne étoile ! »

Miss Lune était de celle qui ne se laisse pas monter en apoastre. Elle hésitait…hésitait…

Vieille fille en majesté, quelque peu blasée de son huis-clos cosmique, elle se sentait parfois prête à bichonner son virginal célibat jusqu’à la Saint Glin-Glin ou presque et parfois…pas !

Le temps de la réflexion, le temps d’une lunaison, elle délia son nœud lunaire et répondit d’une voix aigre-lune :

« Fi ! Faut-il que tu sois c.. comme la lune ! Sache qu’elle, la lune, enfin moi quoi, n’a rien à craindre des loups. Tu me mets au défi, je l’accepte. L’aventure est une surprise, parions sur le hasard…

Ici vois-tu, tu prendras deux fois plus de hauteur pour rester au même endroit. Tu devras t’élever au moins deux fois plus haut en variant le style de peur que je ne me lasse, et quand tu seras arrivé, prend garde à tes yeux, car il en est des coups de lune comme des rhumes, larmoiements assurés. »

Cette répartie loin de déplaire à notre hardi chevalier bien au contraire l’encouragea :

« Ma rayonnante promise, dévoile-moi ta face cachée. Ta fantasque frivolité s’abrite à l’ombre de mon audace. Ton éclat, ta gloire en pleine majesté auront raison de toutes ces frivolités. Kleenex et moi sommes associés ! Sois assurée que ta réputation sera respectée. Vers toi en un éclair je m’élèverai et c’est ensemble que nous nous enrhumerons, inconséquents, instables et légers. »

L’astre fier et singulier resta bouche-bée. Tomber des nues n’était pas son apanage. Elle choisit donc de philosopher :

«  Monsieur Lunatic-Tic, ma clarté sélénite a dit-on bien des propriétés. Sois-donc mon jardinier, tu cherches les pépins, ils te seront certifiés. »

 Humeurs de la Marquise

Grignan,aux premières giboulées de Mars 2020

     Très chère cousine et tendre amie,
   Sans doute aurez-vous été surprise de recevoir ma missive portée par un courrier à cheval mais il faut que je vous conte l'extravagante situation dans laquelle nous sommes plongés et qui suscite les plus vifs émois.
   En ce début de la quatrième année après l'avènement de notre estimé roi Emmanuel, alors que nous pensions continuer à jouir de la sollicitude de nos bonnes fées,s'est produit un événement des plus surprenants:nos dames protectrices, garantes du bon fonctionnement de toutes choses, ont pris l'initiative diversement appréciée de cesser toute intervention bienveillante, et j'ose à peine
employer l'abominable expression, elles se sont mises en grève.
    Notre souverain ayant fait part malencontreusement de son projet d'apporter quelques modifications aux conditions de leur retraite,nos bienfaitrices ont rangé leurs baguettes magiques et cessé toute action bénéfique,nous livrant à nos seules ressources humaines donc fort indigentes.
    Ainsi,la fée électricité,par nature si porteuse d'énergie, nous a -t-elle privés de ses lumières et des services de bon nombre de nos chères et indispensables machines.
    Sa cousine la fée numérique a suivi,et c'est ainsi que j'ai dû recourir à la plume et exhumer mon antique encrier pour rédiger ces propos. Je vous conjure de croire que c'est une situation affreuse. A joutez à cela que les fées veillant sur nos chemins de fer sont entrées dans ce mouvement sans crier gare,mouvement générant paradoxalement une entière paralysie. La fée postale a renoncé à transmettre nos lettres et nos colis,me contraignant à recourir au service d'un porteur et de sa monture.
     La grogne a gagné les prétoires et maints jugements sont en instance. Nos fées plaideuses ont rejeté tout ensemble les obscurs desseins du souverain et leurs toges noires. Plus question de trancher le moindre litige alors qu'on ne tranchait déjà plus le col des pires scélérats.
     Le naturel l'emportant sur la politique,je ne puis blâmer ces dames qui prouvent ainsi que la féminité peut s'assortir d'une force d'âme qu'on ne lui reconnaissait pas jusqu'alors-à tort- et d'une résolution inébranlable.
     Il est indéniable que la condition de fée demande une attention permanente et soutenue,une disponibilité de tous les instants. Ajoutez à cela,pour la conformité à la tradition, la nécessité d'être d'apparence jeune,joliment faite,dotée d'une longue chevelure blonde,vêtue selon des convenances immémoriales,toutes choses induisant une impitoyable sélection au recrutement,une carrière brève et des frais professionnels conséquents.Une fée n'a pas le droit à l'erreur,sous peine de se discréditer,de semer la désillusion et d'entraîner dans son naufrage toute une corporation.
     Peut-être la reine Brigitte pourra-t-elle exercer une médiation,compte-tenu du rôle indéniablement magique qu'elle a tenu dans l'éducation de notre souverain alors adolescent autant que dans son épanouissement présent.
     En effet notre cousine bien-aimée, Madame du Crotoy, fort bien introduite dans
l'établissement d'enseignement « La Providence »,sise à Amiens et tenue par les Pères Jésuites ce qui constitue une incontestable référence ,m'a rapporté que la future Reine Brigitte y avait initié le Prince Emmanuel aux subtilités du théâtre de Monsieur Molière. La Providence n'a point cessé par la suite de prodiguer ses bienfaits à ce délicieux couple. Bien que de natures différentes, Providence et fées oeuvrent d'ailleurs dans le même domaine de la philanthropie par l'octroi de prodiges aux humains.
     Mais,très chère,là ne s'arrêtent pas nos tourments et il me vient encore des aigreurs au bout de la plume. Imaginez que me rendant au centre de notre bonne ville de Grignan je me suis heurtée,en abordant un rond-point,à une manifestation impromptue, bruyante et désordonnée,de sorcières toutes parées d'un gilet jaune. La cause de leur colère est un projet d'augmentation de la taxe sur les balais.La tradition ne permet pas en effet le co-chevauchage préconisé par les anges verts gardiens de Dame Nature et une aggravation des frais de transport réduirait les marges bénéficiaires,d'autant que de plus en plus les sorcières résident dans des territoires ruraux et lointains,mais exercent principalement en milieu urbain.
   Ajoutez à cela,selon les manifestantes, le préjudice que leur cause la concurrence d'une pratique étrangère répondant au nom de Halloween,celant de bien douteuses origines sous l'apparence plaisante de débonnaires citrouilles.
     Il n'en reste pas moins que ces cortèges me paraissent d'une incivilité parfaite et provoquent en moi des vapeurs noires.
    Ainsi donc,ma chère,notre monde est bouleversé et peut-être en viendrons-nous à devoir confier la gestion des sorts et des miracles à des créatures d'origine étrangères,djinns,elfes,kobolds et korrigans...
   Afin de prévenir tout débordement,l'autorité royale a dépêché une Compagnie Royale de Sûreté.D'aucuns reprochent à ces hommes d'armes,fiers et solides garçons,leur promptitude à arquebuser les badauds,mais ce sont là propos sans fondement.Leur capitaine,distingué gentilhomme,n'a manié comme armes à mon encontre que charme et séduction.
     Très chère cousine,j'espère pouvoir vous annoncer prochainement la fin de ces dérangements et je vous prie de recevoir mes bien affectueuses pensées.

texte écrit par 8.CCL.Anonyme8

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