Nous sommes au début du xx°siècle, dans la Russie tsariste, près de la ville de Kamenka.
Ici se trouve un shtetl comme tant d'autres, une petite communauté rurale essentiellement composée
de juifs, lesquels sont assez mal tolérés par la majorité orthodoxe.
C'est là que naît Isaac, au sein d'une famille pieuse, troisième d'une grande fratrie de sept enfants.
Son père est tailleur, et ils vivent très modestement, un peu à l'étroit dans une maison de bois bien
tenue, mais surpeuplée au regard de la surface disponible.
Garçon dégourdi, d'une vive intelligence, curieux de tout, il grandit dans un foyer bienveillant, et
très jeune il est saisi de la passion du dessin. Observateur minutieux, tout est pour lui prétexte à
représenter ce qu'il perçoit. En l'absence de matériel approprié, onéreux et du reste introuvable
localement,il use de ressources et de supports variés pour croquer les gens, les animaux, les
paysages, les scènes du quotidien.
Dans son village l'atmosphère ne reste jamais longtemps sereine. La misère, la faim menacent. Le
poids des traditions et des contraintes religieuses étouffent les élans individuels dans cette micro
société repliée sur elle même, qui fait face à un environnement hostile. Enfin, la population locale
vit dans la crainte perpétuelle de nouvelles persécutions. Car s'il est une habitude bien ancrée chez
le petit peuple russe, c'est de faire porter aux juifs la responsabilité de leurs propres malheurs, et
d'en faire de parfaites victimes expiatoires. Boucs émissaires de frustrations collectives auxquelles
ils sont étrangers, ils subissent de terribles pogroms, où massacres, pillages, viols sont monnaie
courante, sans que jamais justice ne soit rendue à ces pauvres gens.
Isaac connaît bien cette peur viscérale, et à quinze ans, il sait avec certitude que même s'il parvient
à échapper au pire, il ne pourra jamais s'épanouir dans un tel contexte. D'autant que son don
artistique est loin d'être bien vu dans une collectivité où la religion proscrit la représentation et les
images. Il rêve constamment de pouvoir s'échapper de cet univers sans horizons, et à force
d'insister auprès de ses parents, il obtient de pouvoir aller vivre chez une soeur de sa mère à St
Petersbourg. Ce sera la première évasion de sa jeune existence, pour un ailleurs qu'il imagine
prometteur.
En ville, Isaac va devoir effectuer maintes tâches ingrates pour subsister, mais par ailleurs à force de
persévérance, il va réussir à pousser la porte de l'institut des Beaux-Arts, à trouver un maître pour
acquérir les techniques picturales qui lui font défaut et se frotter aux oeuvres des peintres reconnus.
Doué, volontaire, travailleur inlassable, ses progrès vont être rapides et rapidement il bénéficiera
d'un début de reconnaissance, qui lui vaudra quelques commandes de portraits, en provenance de la
bourgeoisie citadine.
Tout cela s'accomplit dans l'effervescence de la période pré-révolutionnaire, où intellectuels et
artistes sont à la pointe des combats pour la chute du tsarisme, et un changement de régime
politique.
Quand la révolution éclate, il croit comme beaucoup à un avenir radieux. Le désenchantement ne va
pas tarder. La guerre civile, la violence, les espoirs trahis, la mise au pas des esprits libres, la fin des
libertés, la censure, l'embrigadement des artistes, le renouveau de l'antisémitisme, le convainquent
d'envisager un nouveau départ. Il n'y a pas de place pour les artistes indépendants, et seuls ceux qui
renoncent à leur potentiel créatif pour devenir de pâles flagorneurs à la gloire du régime sont
acceptés. Pour qui ne veut pas rentrer dans le rang, il n'y a guère d'alternatives.
Isaac refuse d'être un artiste muselé, et il va fuir le pays de ses racines pour rejoindre une de ces
Babels scintillantes, qui attire les talents du monde entier. Et pour un peintre de cette époque, quoi
de mieux que rejoindre la France et sa capitale Paris, qui offre son aura mythique à la bohème
artistique des années trente.
Il y noue des liens avec d'autres artistes émigrés, se nourrit des mouvements esthétiques qui
embrasent la période, profite de la vie intellectuelle brillante, mais se garde bien d'adhérer à une
quelconque école. Il poursuit son chemin de peintre sans attaches, expérimente, innove, et affine
son style. Il vit pour son art, qui lui permet d'échapper en partie à la mélancolie, à la nostalgie de
son pays et des siens.
C'est un rêveur impénitent, pour qui le songe est moyen d'aller plus loin,d'aborder des territoires inconnus, de se libérer des carcans matériels.
Ces échappées imaginaires viennent enrichir son travail pictural qui navigue entre réalisme, symbolisme et pure invention de
l'esprit. Il est réputé ne pas avoir les pieds sur terre, mais c'est un choix délibéré au regard d'un
monde dont il a appréhendé les pesanteurs, les pièges et les périls.
Il aurait pu s'installer dans une paisible quête esthétique, jouissant de conditions matérielles
correctes, mais c'était sans compter les bruits de botte et les terrifiants nuages qui obscurcissaient
l'horizon. Les juifs sont à nouveau au coeur de la tourmente, et quand les nazis envahissent la
France, Isaac n'a guère d'autre choix que de traverser l'océan pour échapper à la barbarie.
Évasion encore, cette fois-ci de la vieille Europe qui allait se couvrir d'immenses camps de
concentration, où périraient tant des siens.
Les États-Unis, pourtant terre d'immigration, accueillent les étrangers sans réel enthousiasme,
voire avec méfiance, mais chacun peut y tenter sa chance selon le mythe fondateur du pays.
Isaac, sans avoir une notoriété internationale immense, commence à être connu d'un public
d'amateurs éclairés. La fortune n'est pas acquise, mais il va pouvoir subsister, quoique
modestement, de son art.
Malgré de réels efforts d'adaptation, il a pourtant bien du mal avec «l'american way of life». Il se
sent étranger dans ce pays où une majorité de citoyens ne révèrent que le dollar et la réussite
individuelle. Il a fui l'enfer du communisme soviétique, la terreur national-socialiste, pour se
retrouver désemparé dans une société hyper libérale, capitaliste, où les injustices sociales sont
criantes et les minorités ethniques stigmatisées. Ce n'est pas le havre de paix, d'équité, de sérénité
dont il avait rêvé.
La guerre terminée, il se résout à quitter cette terre inhospitalière pour les idéalistes et les doux
contemplatifs. Serait-il condamné à ce statut de juif errant colporté par les idéologies racistes ?
Vrai ou non, il embarque sur un navire au début des années cinquante, pour une île des Caraïbes.
Malgré l'exotisme de la destination, cette terre n'a pas grand-chose de la carte postale ou du paradis
primitif. En revanche c'est un lieu paisible, où les autochtones ignorent le stress des cités modernes,
vivent de peu car sans grands besoins, accueillent sur un rythme indolent les quelques égarés en
quête d'un abri face aux tourmentes de l'existence.
Isaac y pose ses valises en espérant faire le bon choix. Ébloui par la lumière étincelante, séduit par
les couleurs franches, bercé par le rythme de l'océan, il produit des oeuvres très personnelles, où se
mêlent sensations et impressions recueillies à chaque étape de ses pérégrinations. Cherchant sans
cesse la beauté cachée derrière les apparences, épiant la secrète harmonie du monde, soucieux d'
insuffler à ses oeuvre la simple joie d'être, il n'a cure de la valeur marchande de ses créations.
Ici, il peut être lui même, car personne ne se préoccupe de qui il est, de sa race ou de sa religion.
Dans ses songes débridés, lui apparaît régulièrement la figure du célèbre Houdini, ce fils de rabbin
hongrois devenu le légendaire roi de l'évasion. S'il ne possède pas sa science de l'escapologie, du
moins a-t-il fait en sorte sa vie durant de s'éloigner de ce qui pouvait l'entraver dans son expression
artistique.
A sa manière, il est un illusionniste génial qui par ses toiles enjolive un monde souvent triste à
pleurer. Il croit au pouvoir des images, capables de toucher l'humain au profond du coeur et de l' esprit.
Du juif errant, il a emprunté quelques traits, ne serait-ce que par les déplacements auxquels l'a
condamné l'Histoire. Laquelle histoire le rattrape à nouveau, quand son île refuge après maints
soubresauts voit s'instaurer un régime dictatorial effroyable. C'en est trop pour Isaac, qui n'a plus
l'âge de repartir à zéro.
Après avoir mis la dernière touche à une grande fresque colorée, considérée comme son testament
artistique, il met fin à ses jours sans regrets, l'âme enfin en paix. Cette grande et ultime évasion
achève une aventure artistique singulière.
Isaac, vagabond céleste et visionnaire devenu légendaire laisse une oeuvre sans concession,
profondément émouvante pour qui sait regarder au-delà de l'évidence, et voir plus loin que
l'apparente ligne d'horizon.
Lignes de fuite
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Les mal-aimés
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Les mal-aimés
C’était la fin du printemps, une des journées les plus longues de l’année, le temps était clément mais encore un peu frais dans les moyennes montagnes où je vivais. En voyant le ciel ce matin là, je décidai d’aller vers les lacs qui se trouvent à deux heures de marche de ma maison.
J’arrivai en ces lieux déserts et enchantés au cours de la matinée. Après de fortes pluies, l’endroit était très humide, les lacs étaient à leur plus haut niveau, de petites mares s’étaient formées entre les lacs donnant à ce lieu un côté un peu marécageux.
J’étais venu observer les animaux, j’avais aussi envie de voir les fleurs, si nombreuses en cette période de l’année. Parmi les animaux, j’ai une affection particulière pour les batraciens. Les grenouilles et les crapauds me fascinent, je les trouve si beaux. Oui, même les crapauds je les trouve beaux, ils me font penser à des objets de joaillerie ancienne très travaillés, tarabiscotés et précieux. J’aime tant les crapauds que je rêve depuis longtemps d’en embrasser un. Je précise que ce n’est pas pour qu’il se transforme en prince charmant, seulement pour sa beauté et parce que ces animaux jouent souvent le repoussoir dans les contes de notre enfance, un peu par esprit de contradiction. J’avais déjà essayé d’en embrasser un, mais je n’avais pas pu l’attraper car il sautait dès que je m’en approchais.
Je m’arrêtai près d’un grand lac bleu foncé et turquoise dont les rives grouillaient d’insectes et de grenouilles coassant gaiement. Les fleurs, benoîtes, orchidées, véroniques, étalaient leurs couleurs vives et répandaient leurs odeurs subtiles ou musquées. Je remarquai une fleur que je n’avais jamais vue. Elle était mauve et rose parsemée de points blancs, de la grosseur d’un aster, elle avait dix pétales et ses feuilles avaient cinq lobes qui me rappelaient un peu les doigts d’une main. L’odeur de la fleur était à la fois enivrante et délicate. Prés de cette fleur à laquelle je donnai le nom de flora incognita, il y avait des grenouilles et des crapauds bizarrement calmes. Ils n’étaient pas comme à leur habitude sautillant et bondissant dans tous les sens, ils semblaient sous l’emprise du parfum de la fleur. Je m’approchais tout doucement, sans cacher ma présence, je ne faisais pas beaucoup de bruit mais sous mes pas quelques brindilles craquaient, indiquant que j’étais là. Les batraciens savaient qu’il y avait une présence humaine, mais rendus sereins par l’odeur de flora incognita, ils l’acceptaient. C’est ainsi que je pus réaliser mon rêve : m’approcher suffisamment près d’un gros crapaud trapu, gris et jaune, de le toucher très légèrement et de l’embrasser délicatement.
Le crapaud accepta mon baiser et n’en fut nullement métamorphosé. Il faisait gonfler son cou et me regardait de ses yeux orangés, avec un air amical. Par contre, je commençais à ressentir en moi-même les débuts d’une métamorphose, je me sentais envahie de pouvoirs magiques, je devenais une fée. Mes pieds quittèrent le sol et je m’élevai au dessus du tapis d’herbes et de fleurs de quelques dizaines de centimètres, je pus ainsi traverser le lac en lévitation. Mes bras lorsque je les dirigeais vers les animaux les faisaient s’arrêter dans leur course, ils me regardaient comme apprivoisés. Je pus m’approcher d’un renard, d’un couple de blaireaux, d’une taupe sortie de terre pour voir ce qui se passait. Je vis un serpent, et des salamandres. Le magnifique serpent était assez gros et totalement inoffensif, il s’approcha de moi, je me penchais vers lui et le touchais doucement, il se dressa, je ne le craignais pas, il ne me craignait pas. Il se faufila dans l’herbe auprès de moi, passant près de ma jambe sans que je n’éprouve la moindre répugnance, ses couleurs splendides allant du vert à l’ocre m’enchantaient.
Un peu plus loin, près de la forêt, j’aperçus le loup, la louve et trois mignons petits louveteaux, avertis par les échos des montagnes que quelque chose de magique se passait près des lacs, ils étaient venus voir la fée qui aimait les animaux. Ils s’approchèrent un peu et restèrent à une dizaine de mètres de moi, ils n’avaient pas peur, je n’avais pas peur. Ils poussèrent des grognements et des gémissements nullement effrayants, puis s’en retournèrent vers la forêt.
Toutefois, je sentais que mes pouvoirs diminuaient lentement, les animaux devenaient plus indifférents, reprenaient leurs attitudes habituelles, le sol restait sous mes pieds. Je compris que j’avais été une fée temporairement, que j’étais en train de retourner à mon état normal, d’humain banal.
Je songeai donc à regagner le village, le soir arrivait. Je pensais que je pourrai revenir quand je voudrais renouveler cette expérience fantastique.
Malheureusement, je ne pus pas retourner près des lacs les jours suivants, j’étais bêtement empêtrée dans des affaires humaines qui m’absorbaient inutilement alors que les lacs, les fleurs et les animaux m’attendaient.
Quand enfin je pus retourner dans cet endroit secret, dont je ne vous révélerai pas l’emplacement sur une carte IGN, la flora incognita avait fané, je ne retrouvais plus que quelques unes de ses feuilles recroquevillées. Les batraciens n’étaient plus sous le charme de son parfum. Il était trop tard, je ne pouvais plus redevenir une fée pour quelques heures.
Je regrettais énormément de ne pas pouvoir revivre cette journée merveilleuse, car je l’avais réellement vécue, j’étais bien sûre de ne pas l’avoir rêvée, ni inventée. Je me disais : « Peut-être, l’année prochaine quand la fleur refleurira je pourrai grâce au crapaud retrouver mes pouvoirs de fée. »
Puis, je me consolais. J’avais vécu une expérience extraordinaire, pendant une journée j’avais été l’amie des animaux mal-aimés, de ceux qui inspirent l’aversion et le dégoût, de ceux que nos contes maltraitent, de ceux qui effraient. Je pouvais témoigner maintenant et dire qu’ils sont merveilleux, prodigieux et enchanteurs.
texte écrit par 6.CCL.Anonyme6
Des livres&vous: concours court-lettrage 2019
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Le jury du festival Court-lettrage ayant délibéré, ont été attribués les prix suivants:
Prix du jury à Nathalie Grenet pour son texte Lun'aventure
Premier lauréat Jacques Bretaudeau pour son texte Advenir
Second lauréat(e) Michèle Berthier pour son texte Offrande
Troisième lauréat(e) Claire Sauvêtre pour son texte L'Aventure
Nécessité
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Nécessité
Je voudrais qu’une fée chaperonne la terre
Et que mille sorcières sermonnent les humains
Pour leur dire : Cessez de gâcher de vos mains
L’énorme potentiel de notre pied-à-terre.
Je voudrais qu’une fée soulage la colère
Des peuples humiliés, bousculés, inondés,
Et que mille sorcières faisant sonner leurs dés
Calment les eaux du ciel, évitant la galère.
Je voudrais qu’une fée, bienveillante et joyeuse,
De sa baguette ailée recadre l’avenir
Et que mille sorcières ne pensant qu’à s’unir
Evitent aux vivants toute idée larmoyeuse.
Je voudrais qu’une fée s’immisce dans la tête
Des puissants de ce monde et leur dise d’agir
Pour conserver la fleur, la forêt, l’élargir,
Et qu’avec la nature on reste en tête-à-tête.
J’appelle les sorcières, les lutins et les fées
A danser dans les airs, à nous faire rêver
Car la terre est si belle qu’il faudrait la sauver
Pour que dansent les fleurs et que vivent les fées.
texte écrit par 3.CCLAnonyme3.
Du rififi à la Pépinière
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Du rififi à la pépinière.
Depuis les roues lancées à pleine vitesse jaillit une lueur stroboscopique scandée par les rayons qui reflètent le soleil naissant. La bande de caoutchouc qui se déroule sur le bitume émet un doux feulement animé par de subtiles variations. Le son tout d’abord attire l’attention qui se propage à la trottinette vibrante de ses noirs brillants, puis tout de suite la contamination s’enclenche sur la personne qui la pilote.
Une belle jeune femme tout de noir vêtue, cramponne sa rectitude hautaine au guidon de sa monture. Brillantes chaussures hautes à semelles compensées, collants satinés qui s’enfuient sous une jupe droite au dessus du genou, blouson de cuir sans fioriture à col droit fermé jusqu’en haut, chevelure noire de geai, raide, mi-longue qui est à peine déplacée par la vitesse. Elle est couverte d'une sorte de chapeau de feutre noir, en cloche évasée légèrement repoussée vers l’arrière. Il laisse apparaître un visage inexpressif aux lèvres rehaussées par une couleur sombre nuancée de rouge, et d’un regard bleu éclatant incrusté dans des paupières bleu nuit.
Cette vision irréelle se perçoit toute entière dans les quelques secondes que dure son passage. Elle interpelle, elle étonne, elle inquiète, et elle s’oublie doucement comme s’effacent les ondes de l’eau.
- « Ha, j’adore cet engin. C’est quand même une belle invention. On pourrait croire que c’est une vraie trot’ électrique, mais il n’y a pas de batterie. Nous on n’en a pas besoin. Il suffit d’insérer sa baguette dans un orifice spécifique et c’est bon. Moi j’utilise des baguettes de resto chinois, c’est le plus facile à trouver et c’est pas cher. Mais il y a un vrai moteur quand même. Il faut juste faire attention à ne pas aller trop vite car elle est débridée. On peut même décoller un peu si on veut, mais vaut mieux éviter c’est pas discret. C’est vrai, mais c’est plus discret que les balais de nos vieilles. On n’osait plus s’en servir alors on restait enfermé, ce qui nuisait bien à l’activité. Ça c’est un modèle que j’ai commandé sur la toile (enfin, notre toile) directement aux States, chez un petit fournisseur de Salem, une start-up qui s’appelle « swift ». C’est le « swifter WM », pour femme, taille M, passe-partout, efficace, innovant, un vrai régal ! ».
Arrivant du sud, elle dévale la pente, ralentit au passage de la piscine, accélère devant le stade, dévore la contre-allée, plane aux croisements, et franchit rapidement Porte-Colombe où elle se perd dans les ruelles.
- « C’est pénible ça, on a beau être auto-entrepreneur, on ne peut pas faire ce qu’on veut. Mon look par exemple, je préférerais de beaucoup être en jean, tee-shirt et doudoune. Mais non, il faut être en noir strict. Alors j’ai adapté. Juste limite pour ne pas être sanctionné par la boite. Aujourd’hui c'est le style gothique-classe, si c’est possible. Et j’aime bien les réactions que ça provoque aux passants. ».
Tout à l’heure vers le stade, elle filait devant un groupe matinal de joueurs de boules. Un de ces vieux intercepte du coin de l’œil cette noire vision. En charentaise et casquette avachie, il la suit du regard, boule en main, geste du lanceur ébauché, et mâchoire décrochée. Aussitôt, brisant sa patience coutumière, un autre joueur l’a pris à parti, l’a interpellé, bousculé, et vertement agressé. Journée mal démarrée. Les lèvres pourprées de sombre se sont finement ourlées d’un léger sourire de modeste triomphe.
Désormais, le bolide surmonté de sa statue de froideur, slalome devant la cathédrale, atteint la place et s’arrête brièvement contre la fontaine devant la vieille piscine. Un regard de faucon balaie les alentours sans rien y trouver d’intéressant. Elle repose les pieds sur la plate-forme et repart en longeant le café.
- « Aujourd’hui il n’y a rien sur cette place, c’est pas comme le mercredi. Mon job, c’est de perturber les relations entre les gens, à l’extérieur. J'ai des collègues qui s'occupent des rapports dans les couples. Il n'y a pas grand chose à faire, ça part tout seul. J'en ai d'autres qui interviennent dans le travail. Là aussi, les conditions aident bien. Mais moi c'est au dehors, c'est marrant, toujours renouvelé et je suis au grand air. »
Elle est en retard, pas le temps de s'arrêter, enfile les sombres ruelles et places claires, pleines de passants et de bistrots. Aux carrefours, elle retrouve la circulation en y mettant joyeusement un peu de stress et file vers le parc où elle s'immerge au cœur de sa matière première. Docile, malléable, réactive, ça part au quart de tour, c'est presque trop facile.
Là, on est sur du sérieux : les grand-mères et leur petits-enfants, les nounous avec les bambins, les jeunes qui se croient amoureux et aussi les pères divorcés avec leurs chérubins. Le top !
- « Ça y est, je suis sur place, je m'installe d'abord près des jeux. A l'inverse des réseaux sociaux, la trace de mon passage ne reste pas en mémoire. Tranquillement, j'analyse un peu les gens, l'ambiance, je planifie mes interventions, je sélectionne mes outils, et je me concentre. Avec l'expérience, j'ai acquis tout une gamme d'ondes que j’envoie vers mes cibles. Par exemple avec les enfants je donne une soudaine envie de faire pipi irrésistible, ou mieux encore, caca. Et ça finit par une culotte souillée, ou par une recherche urgente de toilettes sales et odorantes en laissant un autre enfant tout seul. Il y a les nounous qui bavardent activement pendant que j’envoie leur bambin promener derrière les buissons et qui se rendent compte trop tard qu'il en manque un. Je distrais les papas derrière leurs lunettes de soleil, trop concentrés sur l'équipe ou absorbés par leur smartphone qui n'entendent pas leur petit chéri se battre pour un jouet, qui ne voient pas le sable envoyé dans les yeux d'un autre et se font agresser par d'autres parents. J'incite la jeune fille aux cheveux colorés à croire que son petit ami sous sa casquette de base-ball mate une jolie baby-sitter. Elle l'engueule, elle le frappe et s'éloigne drapée dans sa fierté outragée tandis qu'il tente en vain de se défendre. C'est aussi la grand-mère angoissée qui agresse un grand-père qu'elle imagine pétri de mauvaises intentions à l'égard de sa petite, alors qu'il est simplement sourd et miro.
Bref, je pianote en experte dans mes partitions, je fais des arpèges, je les combine pour démultiplier les effets. Alors dès que j'ai mis une ambiance qui s'entretient toute seule, je change de terrain de jeux car j'ai des objectifs à atteindre. Je dois rendre des comptes, et il ne faut pas que je traîne si je veux remplir mon quota. Après seulement, je pourrais travailler pour mon compte, au noir.
Allez on commence. La journée va être chaude. Il y en a qui vont pleurer, et moi je vais bien rigoler ... ».
----------------Texte de 2.CCL.Anonyme2
Des livres et vous - Emissions Fréquence Mistral
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Dans le cadre de la manifestation « Des Livres et Vous », sur la thématique de l’aventure, organisée par l’Université du Temps Libre à Gap au mois de mai, une série d’émissions spéciales radiophoniques sera réalisée par la radio Fréquence Mistral Gap.
Giada Bunel, service civique à l’UTL en charge de cette manifestation, animera cette série de 5 émissions.
Le premier volet de ces émissions à été réalisé. Il est question des « Eaux Bleues », celles qui séparent le continent Africain de celui de l’Europe, où des milliers de migrants risquent leurs vies afin d’en avoir une… meilleure. Ce texte, à été inspiré et écrit par Manu Maigret, qui avec son épouse est famille d’accueil bénévole depuis quelques mois d’une jeune Guinéenne, Eva, qui à traversé ces eaux bleues au péril de sa vie, pour arriver à Gap, par le col de Montgenèvre. Le lien d'accès est là
Dans le chapitre 2, retrouvez Giada, avec son invité, Jacques Bretaudeau, professeur de littérature au collège de Fontreyne à Gap, qui nous parle avec passion de son auteur fétiche Raymond Queneau, il évoque également les exercices de style et l’Oulipo, bonne évasion radiophonique !... A écouter ici...
Dans ce troisième volet des émissions consacrées à "Des Livres et Vous", retrouvez l'invitée de Giada, Muriel Michel, enseignante en littérature Grec et Latin au Lycée Dominique Villars, qui nous parle de l'auteur Rainer Maria Rilke, "Lettres à un jeune poète". Ce récit qui prend la forme d'une correspondance, est une extraordinaire méditation sur la solitude, la création, et l'accomplissement intérieur de notre être. l'aventure intérieure... A retrouver ici
Pour ce dernier volet de cette série d'émissions consacrées à l'évènement Des Livres & Vous qui aura lieu du 13 au 19 Mai, organisé par l'Université du Temps Libre de Gap, retrouvez l'ex enseignante Joëlle Imbert, invitée de Giada, qui va vous conter l'Odyssée, avec les aventures d'Ulysse, Car l'aventure est aussi radiophonique... A écouter ici