Du rififi à la pépinière.
Depuis les roues lancées à pleine vitesse jaillit une lueur stroboscopique scandée par les rayons qui reflètent le soleil naissant. La bande de caoutchouc qui se déroule sur le bitume émet un doux feulement animé par de subtiles variations. Le son tout d’abord attire l’attention qui se propage à la trottinette vibrante de ses noirs brillants, puis tout de suite la contamination s’enclenche sur la personne qui la pilote.
Une belle jeune femme tout de noir vêtue, cramponne sa rectitude hautaine au guidon de sa monture. Brillantes chaussures hautes à semelles compensées, collants satinés qui s’enfuient sous une jupe droite au dessus du genou, blouson de cuir sans fioriture à col droit fermé jusqu’en haut, chevelure noire de geai, raide, mi-longue qui est à peine déplacée par la vitesse. Elle est couverte d'une sorte de chapeau de feutre noir, en cloche évasée légèrement repoussée vers l’arrière. Il laisse apparaître un visage inexpressif aux lèvres rehaussées par une couleur sombre nuancée de rouge, et d’un regard bleu éclatant incrusté dans des paupières bleu nuit.
Cette vision irréelle se perçoit toute entière dans les quelques secondes que dure son passage. Elle interpelle, elle étonne, elle inquiète, et elle s’oublie doucement comme s’effacent les ondes de l’eau.
- « Ha, j’adore cet engin. C’est quand même une belle invention. On pourrait croire que c’est une vraie trot’ électrique, mais il n’y a pas de batterie. Nous on n’en a pas besoin. Il suffit d’insérer sa baguette dans un orifice spécifique et c’est bon. Moi j’utilise des baguettes de resto chinois, c’est le plus facile à trouver et c’est pas cher. Mais il y a un vrai moteur quand même. Il faut juste faire attention à ne pas aller trop vite car elle est débridée. On peut même décoller un peu si on veut, mais vaut mieux éviter c’est pas discret. C’est vrai, mais c’est plus discret que les balais de nos vieilles. On n’osait plus s’en servir alors on restait enfermé, ce qui nuisait bien à l’activité. Ça c’est un modèle que j’ai commandé sur la toile (enfin, notre toile) directement aux States, chez un petit fournisseur de Salem, une start-up qui s’appelle « swift ». C’est le « swifter WM », pour femme, taille M, passe-partout, efficace, innovant, un vrai régal ! ».
Arrivant du sud, elle dévale la pente, ralentit au passage de la piscine, accélère devant le stade, dévore la contre-allée, plane aux croisements, et franchit rapidement Porte-Colombe où elle se perd dans les ruelles.
- « C’est pénible ça, on a beau être auto-entrepreneur, on ne peut pas faire ce qu’on veut. Mon look par exemple, je préférerais de beaucoup être en jean, tee-shirt et doudoune. Mais non, il faut être en noir strict. Alors j’ai adapté. Juste limite pour ne pas être sanctionné par la boite. Aujourd’hui c'est le style gothique-classe, si c’est possible. Et j’aime bien les réactions que ça provoque aux passants. ».
Tout à l’heure vers le stade, elle filait devant un groupe matinal de joueurs de boules. Un de ces vieux intercepte du coin de l’œil cette noire vision. En charentaise et casquette avachie, il la suit du regard, boule en main, geste du lanceur ébauché, et mâchoire décrochée. Aussitôt, brisant sa patience coutumière, un autre joueur l’a pris à parti, l’a interpellé, bousculé, et vertement agressé. Journée mal démarrée. Les lèvres pourprées de sombre se sont finement ourlées d’un léger sourire de modeste triomphe.
Désormais, le bolide surmonté de sa statue de froideur, slalome devant la cathédrale, atteint la place et s’arrête brièvement contre la fontaine devant la vieille piscine. Un regard de faucon balaie les alentours sans rien y trouver d’intéressant. Elle repose les pieds sur la plate-forme et repart en longeant le café.
- « Aujourd’hui il n’y a rien sur cette place, c’est pas comme le mercredi. Mon job, c’est de perturber les relations entre les gens, à l’extérieur. J'ai des collègues qui s'occupent des rapports dans les couples. Il n'y a pas grand chose à faire, ça part tout seul. J'en ai d'autres qui interviennent dans le travail. Là aussi, les conditions aident bien. Mais moi c'est au dehors, c'est marrant, toujours renouvelé et je suis au grand air. »
Elle est en retard, pas le temps de s'arrêter, enfile les sombres ruelles et places claires, pleines de passants et de bistrots. Aux carrefours, elle retrouve la circulation en y mettant joyeusement un peu de stress et file vers le parc où elle s'immerge au cœur de sa matière première. Docile, malléable, réactive, ça part au quart de tour, c'est presque trop facile.
Là, on est sur du sérieux : les grand-mères et leur petits-enfants, les nounous avec les bambins, les jeunes qui se croient amoureux et aussi les pères divorcés avec leurs chérubins. Le top !
- « Ça y est, je suis sur place, je m'installe d'abord près des jeux. A l'inverse des réseaux sociaux, la trace de mon passage ne reste pas en mémoire. Tranquillement, j'analyse un peu les gens, l'ambiance, je planifie mes interventions, je sélectionne mes outils, et je me concentre. Avec l'expérience, j'ai acquis tout une gamme d'ondes que j’envoie vers mes cibles. Par exemple avec les enfants je donne une soudaine envie de faire pipi irrésistible, ou mieux encore, caca. Et ça finit par une culotte souillée, ou par une recherche urgente de toilettes sales et odorantes en laissant un autre enfant tout seul. Il y a les nounous qui bavardent activement pendant que j’envoie leur bambin promener derrière les buissons et qui se rendent compte trop tard qu'il en manque un. Je distrais les papas derrière leurs lunettes de soleil, trop concentrés sur l'équipe ou absorbés par leur smartphone qui n'entendent pas leur petit chéri se battre pour un jouet, qui ne voient pas le sable envoyé dans les yeux d'un autre et se font agresser par d'autres parents. J'incite la jeune fille aux cheveux colorés à croire que son petit ami sous sa casquette de base-ball mate une jolie baby-sitter. Elle l'engueule, elle le frappe et s'éloigne drapée dans sa fierté outragée tandis qu'il tente en vain de se défendre. C'est aussi la grand-mère angoissée qui agresse un grand-père qu'elle imagine pétri de mauvaises intentions à l'égard de sa petite, alors qu'il est simplement sourd et miro.
Bref, je pianote en experte dans mes partitions, je fais des arpèges, je les combine pour démultiplier les effets. Alors dès que j'ai mis une ambiance qui s'entretient toute seule, je change de terrain de jeux car j'ai des objectifs à atteindre. Je dois rendre des comptes, et il ne faut pas que je traîne si je veux remplir mon quota. Après seulement, je pourrais travailler pour mon compte, au noir.
Allez on commence. La journée va être chaude. Il y en a qui vont pleurer, et moi je vais bien rigoler ... ».
----------------Texte de 2.CCL.Anonyme2