3è lauréate : Claire Sauvêtre
L'aventure
L'aventure, Pierre y avait toujours goûté. Dès qu'il avait su marcher, il avait été une source d'inquiétude pour ses parents. Sans cesse prêt à grimper en haut d'un arbre, d'un rocher, d'un mur, à se jeter dans l'eau glacée d'un lac ou de la mer. A cinq ans il dévalait déjà les pistes rouges, à dix il parcourait sa première grande voie d'escalade en tête avec un oncle féru d'alpinisme, à douze il gravissait son premier sommet de 4000 mètres. Il n'y avait pas de limites à son appétit de découverte et sensations fortes. Explorer les tréfonds de la Terre en spéléologie, partir au large sur un voilier avec des amis, se perdre dans les étendues glacées de l'Arctique avec une pulka, descendre des rapides en kayak, vaincre des sommets toujours plus élevés. Il avait dédaigné l'Everest : « trop touristique », estimait-il. Le K2, ça c'était un vrai défi ! Il avait bataillé des années pour économiser les frais de l'expédition, trouver des sponsors et des partenaires de cordée. Il avait failli y laisser la vie, quand l'altitude et l'hypoxie lui avaient troublé le raisonnement et lui avait fait commettre des erreurs qui auraient pu lui être fatales, n'eût été le sang-froid et l'expérience d'un compagnon plus âgé.
Il avait abandonné ses études en classes préparatoires, où il se sentait une oie qu'on gavait de connaissances jusqu'à l'écœurement, pour vivre sa soif de grands espaces et d'aventure. Il avait passé le diplôme de guide de haute-montagne, pour posséder une source de revenus et parce qu'il aimait partager cette passion avec d'autres, moins expérimentés. Mais, dès que ses finances le lui permettaient, il bâtissait un projet d'équipée, à l'autre bout de la Terre de préférence. Parfois, c'était ses compétences de professionnel, son expérience de baroudeur qu'on recherchait. Il avait ainsi accompagné une expédition scientifique en Antarctique, guidé une équipe de télévision au Népal, participé à l'élaboration d'un circuit touristique en Alaska. De bouche à oreille, il avait acquis une réputation qui lui avait permis, petit à petit, de gagner confortablement sa vie en en savourant chaque minute.
Le développement des réseaux sociaux avait accru sa notoriété. Par amusement au début, il avait créé un blog qui décrivait ses aventures. Etonné par le nombre exponentiel de ses « followers », il s'était rapidement pris au jeu. Ses exploits, s'ils étaient rares, nécessitaient une bonne dose de culot et une condition physique à toute épreuve, n'étaient pas non plus des premières. Mais il savait en rendre vivante chaque étape, et les magnifiques photos qui ornaient sa page auraient fait rêver le plus convaincu des citadins. Les sponsors se pressaient maintenant à sa porte, il avait l'embarras du choix. Ne voulant pas y perdre son âme, et encore moins son indépendance, il les sélectionnait avec discernement, préférant en général les marques de matériel de sport ou de montagne qu'il avait coutume d'utiliser.
Des succès féminins il en avait aussi à revendre. Une belle touffe de cheveux blonds ébouriffés, des yeux de jade, un corps d'athlète bronzé, un sourire enjôleur, un parfum de gloire et d'aventure, il avait tout pour plaire et les jolies groupies se disputaient ses faveurs. Il disait rarement non, mais ne s'engageait jamais. L'expédition suivante allait bientôt l'emmener au loin, où l'attendraient d'autres yeux charmants.
Pourquoi se restreindre ? Et les vraies ascensions « sérieuses », les défis où il risquait sa vie, il préférait les partager avec ses amis hommes. Pas d'ambiguïté, une complicité forgée par des années de cordées communes, une relation simple.
Mais ça, c'était avant...
Avant ce soir d'ennui, lors d'un réveillon familial qu'il n'avait pu éviter. Il observait d'un œil absent ses parents qui ne l'avaient jamais soutenu et n'acceptaient son mode de vie actuel que parce qu'il était maintenant prospère et envié, ses frère et sœur et leur progéniture, petits bourgeois conformistes et fades, qui faisaient mine de s'intéresser à ses épopées, sans y comprendre quoi que ce soit. Que peut-on y comprendre quand on ne s'est pas dressé là-haut, titubant de fatigue, au bout de soi-même et ivre de cette vision paradisiaque qui vous entoure ? Quand on n'a pas senti la panique envahir tout son corps, la mort vous frôler de ses doigts squelettiques, et qu'on n'a pas trouvé la force de vaincre son angoisse, de trouver la solution pour surmonter la difficulté ?
Bon, il y avait bien cette petite nièce avec son visage de poupée et ses sourires angéliques, qui lui rappelait qu'il atteindrait bientôt quarante ans. Nostalgie vague d'une paternité qu'il ne connaîtrait sans doute jamais.
Quand la discussion vira à la politique, il se réfugia dans la consultation de son portable, parcourant distraitement les fils d'actualité, consultant ses mails, dont la plupart terminèrent à la corbeille avant d'être lus. Le mail intitulé « pourquoi pas ? », d'une certaine gentiane.printanière failli subir le même sort. Mais, dès les premiers mots, elle le captiva. Elle faisait l'éloge de son blog, de ses photos, enviait ses exploits, mais sans flatterie aucune, avec un humour et un recul qui le firent sourire. Elle lui envoyait ensuite le lien vers le sien, petit blog confidentiel, suivi par quelques centaines de personnes. Amusé et intrigué, il suivit ce lien. Rien d'exceptionnel dans le contenu, des sommets classiques qu'il connaissait, gravis pendant son adolescence, de belles randonnées itinérantes à pieds ou à skis, en France ou en Europe, mais le tout raconté de telle manière qu'on ne pouvait s'arracher de ces pages. Comme une madeleine de Proust, elles lui rappelaient les émois de ses premières aventures, des ses premiers émerveillements. Et puis les clichés aussi étaient parfaits : cadrage, lumière, couleur, choix du sujet... Il chercha à mettre un visage sur ce petit génie de style, de talent, de sensibilité. Il n'y avait que deux photos d'elle : une silhouette fine, de dos, sur une ligne de crête, et une mousse de cheveux dorés au dessus d'une nuque gracieuse, avec un viseur d'appareil photo dans le prolongement.
C'est là que tout commença : le mail admiratif et vaguement tendre qu'il envoie, la réponse spirituelle et presque effrontée qu'il reçoit, les messages qu'on échange, de plus en plus fréquents, de plus en plus longs, de plus en plus personnels, de plus en plus complices. Messages qu'il envoie d'un hall d'aéroport, d'un camp de base, d'une terrasse de refuge. Messages d'elle qu'il se surprend à guetter dans sa boîte mail...
Au bout de quelques mois, il dut se rendre à l'évidence : il était en train de s'attacher à une femme qu'il n'avait jamais rencontrée, ni même vue de face. C'était d'un ridicule... Même les journalistes pulpeuses qui l'interviewaient avec leurs yeux de biche ne produisaient plus aucun effet sur lui. Il fallait que cela cesse ! Il devait en avoir le cœur net ! Il commença par lui demander une photo d'elle. Elle répondit avec une audace incroyable : « Si tu veux me voir, emmène-moi faire un sommet au Népal, j'en ai toujours rêvé. » Il en resta époustouflé. Failli décliner : là, cela allait trop loin. Il n'allait pas perdre des semaines avec une inconnue !
Mais, malgré tout, par curiosité, par goût du risque, par peur de la perdre peut-être aussi, il accepta. Les minutes d'attente dans la salle d'embarquement furent les plus longues de toute sa vie. Quand il la vit s'avancer vers lui avec son sac à dos, un sourire un peu timide aux lèvres, il sut qu'il était en train de vivre l'aventure la plus dangereuse et déstabilisante de toute sa vie, qu'il risquait d'y oublier ses repères et sa liberté. Ce n'était pas qu'elle fût plus séduisante qu'une autre, même si elle était jolie, avec un charme certain. Mais il sentait qu'il allait se noyer dans ses grands yeux sombres, ses yeux de manga. Qu'elle allait l'entortiller de douceur et faire de lui ce qu'elle voudrait.
Deux semaines plus tard, sur le chemin du retour du Gyajikang, enroulé contre elle dans le duvet, peau contre peau, pendant que le vent soufflait contre la toile de tente, il lui demanda ce qui avait motivé son premier mail. « C'est drôle, répondit-elle, la bouche dans son cou, même si tu paraissais si exceptionnel, si inaccessible, si volage aussi, à lire ton blog j'avais l'impression que tu étais mon âme sœur. Alors j'ai voulu vérifier, aussi utopique et idiot que cela paraisse. » Il se sentit fondre, ou plutôt il sentit tout son être se fondre en elle et compris tout à coup cette expression si surannée « ils ne formaient plus qu'un ».
Et maintenant il tient dans ses bras ce petit bout d'homme qui crispe ses doigts minuscules sur son index, sous les yeux de sa gentiane (dont le véritable prénom est Lise), qui a prévenu dès les premières semaines de grossesse : « Pas question de jouer les femmes au foyer d'un mari absent. J'attends que tu joues ton rôle de père, et aussi de continuer de courir le monde avec toi, et lui. »
« On va faire de toi un petit baroudeur », chuchote-t-il contre l'oreille du bébé. Et si c'était cela son aventure la plus exaltante ?