Vous les badauds hilares, les manants avinés, les seigneuries condescendantes, cessez devous moquer éhontément de cet homme noble, habité par des rêves plus grands que lui. Que pouvez-vous comprendre depuis le petit bout de votre lorgnette, enfoncé dans votre quotidien sans espaces, sans imagination, sans désir véritable ?Mieux vaudrait faire connaissance avec ce personnage étrange mais flamboyant, et vous en inspirer pour chasser la mesquinerie de vos âmes étroites. Contrairement aux apparences, il est à admirer, quand vous êtes à plaindre !Je l’ai rencontré une première fois,il y a bien longtemps, alors que je passais des vacances ternes et solitaires dans la bonne ville de Nice, auprès d’une grand-mère bienveillante mais âgée. En sa demeure, poussé par l’ennui, je découvris un vieil ouvrage qui évoquait, gravures à l’appui, ce chevalier hors du commun qui abandonnait une vie confortable et bien rangée pour s’en aller par les chemins conquérir la dignité et la gloire. L’homme, par son panache, exerçait sur l’enfant que j’étais une fascination profonde. Cet individu original, au comportement spectaculaire, refusait la triste réalité et se lançait dans des défis extraordinaires. Je revenais régulièrement au livre pour en apprendre davantage sur cet hidalgo étonnant. Alors la magie des mots et des images opérait, et je finissais sous le charme, acceptant sans barguigner les incohérences et les zones d’ombre du récit. Je le croisais à nouveau des années plus tard alors que je faisais mes humanités, il était au programme. J’étudiais de près ses innombrables péripéties, ses improbables avatars et ses cocasses mésaventures. Elles provoquèrent en premier lieu quelques sourires, mais très vite la lassitude advint devant tant de déraisonnable persévérance. Au point que je finis par ne voir en lui qu’un vieillard efflanqué, à l’esprit dérangé, chevauchant une rosse étique, accompagné d’un paysan niais et replet. Poursuivant ses chimères, il allait d’échecs en déconvenues. Un fou dangereux pour lui même, un schizophrène pathétique, un bouffon grotesque, un parangon de naïveté, ne pouvant provoquer que le rejet, la condamnation, la condescendance ou le mépris !Comment un chevalier errant devint un chevalier marrant, comment un faible d’esprit en vint à confondre moulins à vent et géants, putains et nobles dames, brebis et spadassins. Battu, rossé, moqué, décrié, il demeure dans le déni de ses erreurs, attribuant ses échecs à quelque enchantement.J’en vins à oublier mes émotions enfantines, mon émerveillement d’antan, pour ne garder du personnage que ses traits ridicules, m’arrêtant à la surface des choses, incapable à ce moment de mon parcours, d’en déceler les vertus, les grandeurs et la singularité exceptionnelle. Mais le rendez-vous déterminant eut lieu une vingtaine d’années après, alors que j’étais entré en mon âge mur. Je découvris l’individu sous un nouveau jour, par le biais d’un spectacle qui célébrait son étonnante destinée. Cette lecture radicalement nouvelle du chevalier à la triste figure, ainsi qu’une interprétation sensible et émouvante, me bouleversèrent. C’est une tout autre histoire qui me fut contée, me laissant honteux de mon incompréhension antérieure. Aveugle j’avais été, pour n’avoir point reconnu en l’homme de la Mancha un héros de notre temps.Car à qui a-t-on a faire en l’espèce ? Rien de moins qu’un idéaliste, uniquement motivé par la bonté, l’humanité, la tendresse. Seul contre tous ou presque, il tente de faire triompher un monde meilleur, d’aller au-delà des apparences trompeuses pour mettre à jour le côté lumineux de l’existence. Il est prêt à se consumer pour qu’advienne la justice, la beauté et l’amour. Cent fois il trébuche, tombe, se relève dans sa course éperdue à l’honneur, afin de sauver ce qui mérite de l’être. Préoccupé seulement de lutter contre le mal jusqu’à son dernier souffle, en ignorant les fâcheux et les cyniques. Qu’importe son aveuglement et ses divagations! Ce qu’il faut retenir, c’est la beauté de salutte, la pureté de sa cause, sa détermination à avancer sur un chemin parsemé d’embûches, sa droiture et sa fidélité aux valeurs de la chevalerie. Loin des compromissions, des concessions, des petits arrangements qui ternissent l’image des puissants et de leurs sbires. Il est en rupture avec les idéologies dominantes, et pour cela il est condamné à échouer dans sa quête. Mais quel perdant magnifique !Dans un monde de mercanti, il symbolise l’accomplissement et le dépassement de soi. Il n’a eu de cesse d’inventer sa vie, guidé dans son voyage initiatique par son aptitude à rêver, la volonté d’écrire sa légende, et sa foi en l’humain. Nostalgique d’un univers révolu, il opposesa démesure à la raison ennuyeuse, aux conventions sclérosantes, aux a priori imbéciles qui étouffent toute velléité de tracer sa voie propre.Il tente, pas à pas, d’approcher cette inaccessible étoile, que si peu savent voir. Ce faisant, il accède à la dimension du mythe, un mythe inspirant en ces temps décourageants, où seule compte la réussite matérielle. Vous les rieurs goguenards, les ignorants prétentieux et les critiques desséchés, si vous n’avez toujours pas percé les mystères de ce héros atypique, tant pis pour vous. Vous ne valez pas la corde pour vous pendre ! Regardez une dernière fois le Quichotte, à l’aune de votre triste et misérable condition. Il passe majestueux, dédaigneux de vos saillies. Accompagné de Dulcinéa, de Sancho, de Rossinante, il a conquis nos âmes affamées de merveilles, et enchanté à jamais nos humbles existences.
Je suis posé sur un miroir. Non, pas vraiment un miroir. Un acier poli, gris-bleu métallisé. Scintillant, Je suis posé sur un miroir. Non, pas vraiment un miroir. Un acier poli, gris-bleu métallisé. Scintillant,glacial et hypnotique. Ou plutôt sur un océan de mercure ni liquide, ni solide. Une illusion de plaquemolle, souple et immobile. Foncée et claire en même temps, moirée des reflets absents d'un ciel uniforme.Transparence qui ne montre rien, qui suggère, attire et effraie. Un stoïcisme de tueur qui observe sa proie. Une mer huileuse de menace qui peut dévorer sa victime. Calme, patient, la main posée sur la barre, mes doigts en caressent la douceur du bois lustré. Paressant au fond de la baignoire du bateau, somnolant sous la douceur du soleil, je regarde mon thé dans le gobelet du même acier que la thermos et que la mer. Il ne frémit pas, ni n'ondule sous quelque mouvement que ce soit. Une légère fumée qui s'en échappe se dissipe tout de suite. J’ai mis les voiles il y a quelques heures. Juste un tour pour me dégourdir les jambes. Petite brise, mer calme, temps doux ensoleillé, idéal. Cap au large pour m'éloigner d'un monde qui m’incommode. Le peu qui soufflait est tombé d'un seul coup. Je vois la terre là bas, mais mes rubans noués sur les haubans ne bougent plus. Je ne suis pas inquiet, ça va revenir. La baume est lâche, sans trop. Les écoutes sont à poste,je suis prêt. En attendant que le vent revienne, je me laisse rêvasser, je me permets une conversation apaisée avec moi-même, mes angoisses et mes fantasmes. Je suis doucement réanimé par le sentiment d'un léger soulèvement. Je lève le regard par dessus le plat bord pour constater qu'une onde légère naît à quelque distance de là. Elle s'éloigne doucement de son coeur, étend son halo, et se renouvelle tranquillement. Rien ne semble l'avoir créée, mais elle ondoie paisiblement, en harmonie avec la quiétude de l'instant. La mer nous procure toujours de ses étonnements ! Le volume de l'onde s'accroît, son amplitude s’étend sans provoquer plus qu'une curiosité grandissante. Le miroir est juste terni, l'acier est dépoli, l’eau a recommencé à vivre. Une masse flottante de filaments fluides, approche précautionneusement de la surface qui laisse apparaître sa transparence.Pas un bruit, seulement un peu de mouvement au sein de cet espace immobile. Sans doute des algues qui affleurent, libérées de leurs entraves par la dernière tempête. Les algues font surface, répandues par lesondes. Elles montent inexorablement en pendant autour de ce qui serait une tête, si ce n'était impossible.« Méduse » !J'ai chuchoté ce nom qui sort d'on ne sait où, surgit du tréfonds de mes frayeurs. Je me glisse vers ma petite cabine qui ne saurait me préserver de rien. Incapable de résister, subjugué par ce spectacle improbable, je ne peux empêcher mon regard de fixer cette apparition. Ce ne sont plus des algues. Des épaules sortent, le dos d'un buste et des bras apparaissent. « Ulysse »! C’est le deuxième nom que je prononce, alors qu’en moi monte la terreur irrationnelle des marins. Je saisis une bout de bois pour me retenir à quelque chose, alors que rien ne bouge. Aucun chant, aucun bruit, seul le ruissellement de l'eau qui dégouline de cette statue. Elle ... je ne sais pas pourquoi je dis « Elle ». Cette silhouette qui émerge m'évoque la féminité, sans laisser apparaître aucun de ses attributs. Frêle et longiligne, d'une couleur et presque d'une lumière évanescente, aux reflets de la douceur de la nacre qui ne laisse place à aucune ombre, qui n'accroche aucune goutte d'eau. Une aisance et une grâce androgyne se déploie au dessus de l'eau. Elle s'assied sur la surface, les jambes pendantes sous le niveau, les mains appuyées à coté d'elle, elle me tourne presque le dos. Médusé je la regarde et incrédule je sais que ce n'est pas possible. Mais c'est là !Immobilité. L'eau redevient lisse, dure et solide. La créature me semble maintenant plus une hallucination que la manifestation d'une mythologie. Je sors de mon apnée, je recommence à respirer en sachant que mes esprits vont revenir. C'est alors que je perçois ses cheveux bouger, imperceptiblement, puis sensiblement. Sa tête tourne, son buste pivote, son coude fléchit. Je vois son profil, et bientôt va apparaître son regard que je sais ne pasdevoir croiser ni ne pouvoir supporter, mais je ne peux plus fermer les yeux. Je ressens dans ma main le cordage que je n’ai pas lâché, cherche mentalement mon mât et contre toute logique pense à m’y attacher. Je rassemble mon énergie avant qu’il ne soit trop tard et je m’élance.Un grand fracas me secoue, un grondement accompagne ma chute. Terrorisé, j'ouvre les yeux, en transpiration. Je gis sur le plancher au fond de ma cabine. Je suis tombé de la petite couchette sur laquelleje m'étais endormi. Un coup tonnerre vient de me réveiller brutalement, l'orage de cette chaude après midi d'été épanche une violente averse sonore sur mon toit. Je reprends mes esprits, ramasse le vieux livre d’Homère qui est tombé en même temps que moi, et troublé j'enfile mon ciré. En quelques pénibles enjambées je descends l’échelle posée sur le flanc de mon voilier. Boitillant dans l'herbe mouillée, je quitte le fond de mon jardin où est remisé mon bateau que je n'utilise plus que pour m’y reclure quelques instants depuis mon accident.
Chapitre 10712
Tristan, l’invincible et immortel (puisqu'il avait reçu d'Iseut la Blonde un puissant breuvage qui ne l'avait qu'endormi alors que chacun le croyait mort), celui-là même qui avait repoussé boeufs, dragons et moult félons, et qui avait traversé quelques siècles, gisait sur son matelas de mousse polyuréthane à mémoire de forme, en ce mois de mars 2023. « Bien plus aisé et moelleux que mes anciennes couches, » pensa-t-il.
Mais ses pensées étaient surtout occupées par le prochain exploit qu'il lui faudrait accomplir : délivrer sa bien-aimée Inès qu'il avait rencontrée peu auparavant. Tous deux avaient absorbé ce philtre euphorisant d'un genre nouveau à base de Cannabidiol qu'on pouvait vous faire boire à votre insu lorsque vous festoyiez. Tous deux n'avaient eu besoin que d'un regard pour comprendre ce qu'ilse passait en eux. Tristan revivait cette scène où elle lui avait alors révélé que son compagnon la maintenait sous sa maistrie avec force coups et offenses. Il était donc en son devoir de l'aller délivrer.
Aux premières lueurs, alors que le soleil perçait de quelques rais l'épais brouillard qui recouvrait la plaine alentour, il se mit sur pied, remplit son hanap du bouillon préparé la veille dans lequel il avaitpris soin de laisser macérer ces herbes aux pouvoirs miraculeux qu'il connaissait depuis des siècles.Il en but grande quantité. Puis il alla examiner ce qu'il devait revêtir pour être au mieux protégé.Fini les lourdes cottes de mailles d'antan ; aujourd'hui, il pouvait se garantir tout autant avec desenveloppes bien plus légères. Il choisit une cotte de cuir, roide sur le haut, souple sur les jambes. Pour le chef, à côté d'anciens heaumes, sur une planche de bois, étaient alignés divers casques, avec ou sans gorgerin, en métal, cuir et autres. Il en choisit un intégral, avec visière. Enfin, il s'achemina vers les écuries pour sélectionner sa monture. L'Audi Q8 lui parut convenir. Il s'y installa, se mit enroute. Le bruit des 598 destriers du moteur l'encouragea.
Alors que le couchant gagnait, une forêt de bâtiments se profila à l'horizon. Il décida de passer la nuit dans un essart derrière un tertre, non loin du lieu de son « office » du lendemain, non loin de là où la belle Inès était tenue recluse.
Au lever, il n'oublia pas d'absorber de nouveau deux hanaps du breuvage qu'il avait soigneusement transporté. Il laissa l'Audi Q8 derrière le tertre. Approchant de la demeure de sa bien aimée, il coiffa le casque, glissa une longue lame dans sa ceinture ainsi qu'un paralyseur électrique, garda dans une main une épaisse batte. Il heurta à l'huis. Comme il s'y attendait, l'ignoble- mais néanmoins preux-Dagunot vint ouvrir. Tristan bondit en avant et se trouva au milieu de la pièce en une seconde. La belle Inès était recroquevillée sur un sofa (beau progrès, ce confort, pensa-t-il), et se mit sur son séant. « Tristan, qu'est-ce tu fais là ? J'mérite quand même pas qu' tu risques ta vie », lança-t-elle. Tristan ne put s'empêcher de regretter le langage des dames du temps jadis. Mais son amour était fort et il était prêt à endurer moult dols et tourments pour la soustraire à ce Daguenot. A peine ces mots prononcés que le-dit Daguenot, l'air belliqueux, s'était emparé d'un sabre et tentait d'en frapper violemment Tristan. « Vous m'avez gravement offensé en entrant ici, sur vous va retomber le mal ! » Le « heaume » en tri-composite résonna. Tristan alors lui assena à son tour le plus grand coup qu'il put, il y mit toute sa force, si bien que sa batte vola en éclats. Tous deux s'arrêtèrent, comme frappés par le tonnerre. Puis sans tarder, ils reprirent le combat, se précipitant l'un sur l'autre et mettant toute la force de leurs bras à assener les plus grands coups. Intense fut l'acharnement des deux rivaux, et le bruit des armes extraordinairement fort. A ce moment revint en mémoire à Tristan qu'il avait une arme nouvelle et redoutable, dont il n'avait voulu pour l'instant se servir tant la possibilité de vaincre avec elle lui semblait facile. Il s'empara de son paralyseur électrique et le dirigea sur ce fol et abominable Daguenot. Cestui-ci chut à terre dans de terribles douleurs. Tristan alors saisit Inès dans ses bras et se rua au-dehors, laissant l'infâme Daguenot gisant au sol. Ils gagnèrent l'Audi Q8.
«T'es vraiment génial ; tu m'as délivré de c' pingouin ! Jamais i' m'aurait laissée tranquille, j'vivais l’enfer ! » -« Sous ses coups et ses injures, vous auriez péri », modulaTristan. Il baisa alors les deux mains de sa dame et fit démarrer la Q8. Tristan alors se remémora avec nostalgie ses anciens retours après victoires, bien plus enivrants sur un beau destrier caparaçonné. Mais il avait mené là un nouveau combat, de son époque : prévenir un féminicide.