Les mal-aimés
C’était la fin du printemps, une des journées les plus longues de l’année, le temps était clément mais encore un peu frais dans les moyennes montagnes où je vivais. En voyant le ciel ce matin là, je décidai d’aller vers les lacs qui se trouvent à deux heures de marche de ma maison.
J’arrivai en ces lieux déserts et enchantés au cours de la matinée. Après de fortes pluies, l’endroit était très humide, les lacs étaient à leur plus haut niveau, de petites mares s’étaient formées entre les lacs donnant à ce lieu un côté un peu marécageux.
J’étais venu observer les animaux, j’avais aussi envie de voir les fleurs, si nombreuses en cette période de l’année. Parmi les animaux, j’ai une affection particulière pour les batraciens. Les grenouilles et les crapauds me fascinent, je les trouve si beaux. Oui, même les crapauds je les trouve beaux, ils me font penser à des objets de joaillerie ancienne très travaillés, tarabiscotés et précieux. J’aime tant les crapauds que je rêve depuis longtemps d’en embrasser un. Je précise que ce n’est pas pour qu’il se transforme en prince charmant, seulement pour sa beauté et parce que ces animaux jouent souvent le repoussoir dans les contes de notre enfance, un peu par esprit de contradiction. J’avais déjà essayé d’en embrasser un, mais je n’avais pas pu l’attraper car il sautait dès que je m’en approchais.
Je m’arrêtai près d’un grand lac bleu foncé et turquoise dont les rives grouillaient d’insectes et de grenouilles coassant gaiement. Les fleurs, benoîtes, orchidées, véroniques, étalaient leurs couleurs vives et répandaient leurs odeurs subtiles ou musquées. Je remarquai une fleur que je n’avais jamais vue. Elle était mauve et rose parsemée de points blancs, de la grosseur d’un aster, elle avait dix pétales et ses feuilles avaient cinq lobes qui me rappelaient un peu les doigts d’une main. L’odeur de la fleur était à la fois enivrante et délicate. Prés de cette fleur à laquelle je donnai le nom de flora incognita, il y avait des grenouilles et des crapauds bizarrement calmes. Ils n’étaient pas comme à leur habitude sautillant et bondissant dans tous les sens, ils semblaient sous l’emprise du parfum de la fleur. Je m’approchais tout doucement, sans cacher ma présence, je ne faisais pas beaucoup de bruit mais sous mes pas quelques brindilles craquaient, indiquant que j’étais là. Les batraciens savaient qu’il y avait une présence humaine, mais rendus sereins par l’odeur de flora incognita, ils l’acceptaient. C’est ainsi que je pus réaliser mon rêve : m’approcher suffisamment près d’un gros crapaud trapu, gris et jaune, de le toucher très légèrement et de l’embrasser délicatement.
Le crapaud accepta mon baiser et n’en fut nullement métamorphosé. Il faisait gonfler son cou et me regardait de ses yeux orangés, avec un air amical. Par contre, je commençais à ressentir en moi-même les débuts d’une métamorphose, je me sentais envahie de pouvoirs magiques, je devenais une fée. Mes pieds quittèrent le sol et je m’élevai au dessus du tapis d’herbes et de fleurs de quelques dizaines de centimètres, je pus ainsi traverser le lac en lévitation. Mes bras lorsque je les dirigeais vers les animaux les faisaient s’arrêter dans leur course, ils me regardaient comme apprivoisés. Je pus m’approcher d’un renard, d’un couple de blaireaux, d’une taupe sortie de terre pour voir ce qui se passait. Je vis un serpent, et des salamandres. Le magnifique serpent était assez gros et totalement inoffensif, il s’approcha de moi, je me penchais vers lui et le touchais doucement, il se dressa, je ne le craignais pas, il ne me craignait pas. Il se faufila dans l’herbe auprès de moi, passant près de ma jambe sans que je n’éprouve la moindre répugnance, ses couleurs splendides allant du vert à l’ocre m’enchantaient.
Un peu plus loin, près de la forêt, j’aperçus le loup, la louve et trois mignons petits louveteaux, avertis par les échos des montagnes que quelque chose de magique se passait près des lacs, ils étaient venus voir la fée qui aimait les animaux. Ils s’approchèrent un peu et restèrent à une dizaine de mètres de moi, ils n’avaient pas peur, je n’avais pas peur. Ils poussèrent des grognements et des gémissements nullement effrayants, puis s’en retournèrent vers la forêt.
Toutefois, je sentais que mes pouvoirs diminuaient lentement, les animaux devenaient plus indifférents, reprenaient leurs attitudes habituelles, le sol restait sous mes pieds. Je compris que j’avais été une fée temporairement, que j’étais en train de retourner à mon état normal, d’humain banal.
Je songeai donc à regagner le village, le soir arrivait. Je pensais que je pourrai revenir quand je voudrais renouveler cette expérience fantastique.
Malheureusement, je ne pus pas retourner près des lacs les jours suivants, j’étais bêtement empêtrée dans des affaires humaines qui m’absorbaient inutilement alors que les lacs, les fleurs et les animaux m’attendaient.
Quand enfin je pus retourner dans cet endroit secret, dont je ne vous révélerai pas l’emplacement sur une carte IGN, la flora incognita avait fané, je ne retrouvais plus que quelques unes de ses feuilles recroquevillées. Les batraciens n’étaient plus sous le charme de son parfum. Il était trop tard, je ne pouvais plus redevenir une fée pour quelques heures.
Je regrettais énormément de ne pas pouvoir revivre cette journée merveilleuse, car je l’avais réellement vécue, j’étais bien sûre de ne pas l’avoir rêvée, ni inventée. Je me disais : « Peut-être, l’année prochaine quand la fleur refleurira je pourrai grâce au crapaud retrouver mes pouvoirs de fée. »
Puis, je me consolais. J’avais vécu une expérience extraordinaire, pendant une journée j’avais été l’amie des animaux mal-aimés, de ceux qui inspirent l’aversion et le dégoût, de ceux que nos contes maltraitent, de ceux qui effraient. Je pouvais témoigner maintenant et dire qu’ils sont merveilleux, prodigieux et enchanteurs.
texte écrit par 6.CCL.Anonyme6