Humeurs de la Marquise
Grignan,aux premières giboulées de Mars 2020
Très chère cousine et tendre amie,
Sans doute aurez-vous été surprise de recevoir ma missive portée par un courrier à cheval mais il faut que je vous conte l'extravagante situation dans laquelle nous sommes plongés et qui suscite les plus vifs émois.
En ce début de la quatrième année après l'avènement de notre estimé roi Emmanuel, alors que nous pensions continuer à jouir de la sollicitude de nos bonnes fées,s'est produit un événement des plus surprenants:nos dames protectrices, garantes du bon fonctionnement de toutes choses, ont pris l'initiative diversement appréciée de cesser toute intervention bienveillante, et j'ose à peine
employer l'abominable expression, elles se sont mises en grève.
Notre souverain ayant fait part malencontreusement de son projet d'apporter quelques modifications aux conditions de leur retraite,nos bienfaitrices ont rangé leurs baguettes magiques et cessé toute action bénéfique,nous livrant à nos seules ressources humaines donc fort indigentes.
Ainsi,la fée électricité,par nature si porteuse d'énergie, nous a -t-elle privés de ses lumières et des services de bon nombre de nos chères et indispensables machines.
Sa cousine la fée numérique a suivi,et c'est ainsi que j'ai dû recourir à la plume et exhumer mon antique encrier pour rédiger ces propos. Je vous conjure de croire que c'est une situation affreuse. A joutez à cela que les fées veillant sur nos chemins de fer sont entrées dans ce mouvement sans crier gare,mouvement générant paradoxalement une entière paralysie. La fée postale a renoncé à transmettre nos lettres et nos colis,me contraignant à recourir au service d'un porteur et de sa monture.
La grogne a gagné les prétoires et maints jugements sont en instance. Nos fées plaideuses ont rejeté tout ensemble les obscurs desseins du souverain et leurs toges noires. Plus question de trancher le moindre litige alors qu'on ne tranchait déjà plus le col des pires scélérats.
Le naturel l'emportant sur la politique,je ne puis blâmer ces dames qui prouvent ainsi que la féminité peut s'assortir d'une force d'âme qu'on ne lui reconnaissait pas jusqu'alors-à tort- et d'une résolution inébranlable.
Il est indéniable que la condition de fée demande une attention permanente et soutenue,une disponibilité de tous les instants. Ajoutez à cela,pour la conformité à la tradition, la nécessité d'être d'apparence jeune,joliment faite,dotée d'une longue chevelure blonde,vêtue selon des convenances immémoriales,toutes choses induisant une impitoyable sélection au recrutement,une carrière brève et des frais professionnels conséquents.Une fée n'a pas le droit à l'erreur,sous peine de se discréditer,de semer la désillusion et d'entraîner dans son naufrage toute une corporation.
Peut-être la reine Brigitte pourra-t-elle exercer une médiation,compte-tenu du rôle indéniablement magique qu'elle a tenu dans l'éducation de notre souverain alors adolescent autant que dans son épanouissement présent.
En effet notre cousine bien-aimée, Madame du Crotoy, fort bien introduite dans
l'établissement d'enseignement « La Providence »,sise à Amiens et tenue par les Pères Jésuites ce qui constitue une incontestable référence ,m'a rapporté que la future Reine Brigitte y avait initié le Prince Emmanuel aux subtilités du théâtre de Monsieur Molière. La Providence n'a point cessé par la suite de prodiguer ses bienfaits à ce délicieux couple. Bien que de natures différentes, Providence et fées oeuvrent d'ailleurs dans le même domaine de la philanthropie par l'octroi de prodiges aux humains.
Mais,très chère,là ne s'arrêtent pas nos tourments et il me vient encore des aigreurs au bout de la plume. Imaginez que me rendant au centre de notre bonne ville de Grignan je me suis heurtée,en abordant un rond-point,à une manifestation impromptue, bruyante et désordonnée,de sorcières toutes parées d'un gilet jaune. La cause de leur colère est un projet d'augmentation de la taxe sur les balais.La tradition ne permet pas en effet le co-chevauchage préconisé par les anges verts gardiens de Dame Nature et une aggravation des frais de transport réduirait les marges bénéficiaires,d'autant que de plus en plus les sorcières résident dans des territoires ruraux et lointains,mais exercent principalement en milieu urbain.
Ajoutez à cela,selon les manifestantes, le préjudice que leur cause la concurrence d'une pratique étrangère répondant au nom de Halloween,celant de bien douteuses origines sous l'apparence plaisante de débonnaires citrouilles.
Il n'en reste pas moins que ces cortèges me paraissent d'une incivilité parfaite et provoquent en moi des vapeurs noires.
Ainsi donc,ma chère,notre monde est bouleversé et peut-être en viendrons-nous à devoir confier la gestion des sorts et des miracles à des créatures d'origine étrangères,djinns,elfes,kobolds et korrigans...
Afin de prévenir tout débordement,l'autorité royale a dépêché une Compagnie Royale de Sûreté.D'aucuns reprochent à ces hommes d'armes,fiers et solides garçons,leur promptitude à arquebuser les badauds,mais ce sont là propos sans fondement.Leur capitaine,distingué gentilhomme,n'a manié comme armes à mon encontre que charme et séduction.
Très chère cousine,j'espère pouvoir vous annoncer prochainement la fin de ces dérangements et je vous prie de recevoir mes bien affectueuses pensées.
texte écrit par 8.CCL.Anonyme8