3è lauréate :  Claire Sauvêtre

L'aventure

L'aventure, Pierre y avait toujours goûté. Dès qu'il avait su marcher, il avait été une source d'inquiétude pour ses parents. Sans cesse prêt à grimper en haut d'un arbre, d'un rocher, d'un mur, à se jeter dans l'eau glacée d'un lac ou de la mer. A cinq ans il dévalait déjà les pistes rouges, à dix il parcourait sa première grande voie d'escalade en tête avec un oncle féru d'alpinisme, à douze il gravissait son premier sommet de 4000 mètres. Il n'y avait pas de limites à son appétit de découverte et sensations fortes. Explorer les tréfonds de la Terre en spéléologie, partir au large sur un voilier avec des amis, se perdre dans les étendues glacées de l'Arctique avec une pulka, descendre des rapides en kayak, vaincre des sommets toujours plus élevés. Il avait dédaigné l'Everest : « trop touristique », estimait-il. Le K2, ça c'était un vrai défi ! Il avait bataillé des années pour économiser les frais de l'expédition, trouver des sponsors et des partenaires de cordée. Il avait failli y laisser la vie, quand l'altitude et l'hypoxie lui avaient troublé le raisonnement et lui avait fait commettre des erreurs qui auraient pu lui être fatales, n'eût été le sang-froid et l'expérience d'un compagnon plus âgé.

Il avait abandonné ses études en classes préparatoires, où il se sentait une oie qu'on gavait de connaissances jusqu'à l'écœurement, pour vivre sa soif de grands espaces et d'aventure. Il avait passé le diplôme de guide de haute-montagne, pour posséder une source de revenus et parce qu'il aimait partager cette passion avec d'autres, moins expérimentés. Mais, dès que ses finances le lui permettaient, il bâtissait un projet d'équipée, à l'autre bout de la Terre de préférence. Parfois, c'était ses compétences de professionnel, son expérience de baroudeur qu'on recherchait. Il avait ainsi accompagné une expédition scientifique en Antarctique, guidé une équipe de télévision au Népal, participé à l'élaboration d'un circuit touristique en Alaska. De bouche à oreille, il avait acquis une réputation qui lui avait permis, petit à petit, de gagner confortablement sa vie en en savourant chaque minute.

Le développement des réseaux sociaux avait accru sa notoriété. Par amusement au début, il avait créé un blog qui décrivait ses aventures. Etonné par le nombre exponentiel de ses « followers », il s'était rapidement pris au jeu. Ses exploits, s'ils étaient rares, nécessitaient une bonne dose de culot et une condition physique à toute épreuve, n'étaient pas non plus des premières. Mais il savait en rendre vivante chaque étape, et les magnifiques photos qui ornaient sa page auraient fait rêver le plus convaincu des citadins. Les sponsors se pressaient maintenant à sa porte, il avait l'embarras du choix. Ne voulant pas y perdre son âme, et encore moins son indépendance, il les sélectionnait avec discernement, préférant en général les marques de matériel de sport ou de montagne qu'il avait coutume d'utiliser.

Des succès féminins il en avait aussi à revendre. Une belle touffe de cheveux blonds ébouriffés, des yeux de jade, un corps d'athlète bronzé, un sourire enjôleur, un parfum de gloire et d'aventure, il avait tout pour plaire et les jolies groupies se disputaient ses faveurs. Il disait rarement non, mais ne s'engageait jamais. L'expédition suivante allait bientôt l'emmener au loin, où l'attendraient d'autres yeux charmants.

Pourquoi se restreindre ? Et les vraies ascensions « sérieuses », les défis où il risquait sa vie, il préférait les partager avec ses amis hommes. Pas d'ambiguïté, une complicité forgée par des années de cordées communes, une relation simple.

Mais ça, c'était avant...

Avant ce soir d'ennui, lors d'un réveillon familial qu'il n'avait pu éviter. Il observait d'un œil absent ses parents qui ne l'avaient jamais soutenu et n'acceptaient son mode de vie actuel que parce qu'il était maintenant prospère et envié, ses frère et sœur et leur progéniture, petits bourgeois conformistes et fades, qui faisaient mine de s'intéresser à ses épopées, sans y comprendre quoi que ce soit. Que peut-on y comprendre quand on ne s'est pas dressé là-haut, titubant de fatigue, au bout de soi-même et ivre de cette vision paradisiaque qui vous entoure ? Quand on n'a pas senti la panique envahir tout son corps, la mort vous frôler de ses doigts squelettiques, et qu'on n'a pas trouvé la force de vaincre son angoisse, de trouver la solution pour surmonter la difficulté ?

Bon, il y avait bien cette petite nièce avec son visage de poupée et ses sourires angéliques, qui lui rappelait qu'il atteindrait bientôt quarante ans. Nostalgie vague d'une paternité qu'il ne connaîtrait sans doute jamais.

Quand la discussion vira à la politique, il se réfugia dans la consultation de son portable, parcourant distraitement les fils d'actualité, consultant ses mails, dont la plupart terminèrent à la corbeille avant d'être lus. Le mail intitulé « pourquoi pas ? », d'une certaine gentiane.printanière failli subir le même sort. Mais, dès les premiers mots, elle le captiva. Elle faisait l'éloge de son blog, de ses photos, enviait ses exploits, mais sans flatterie aucune, avec un humour et un recul qui le firent sourire. Elle lui envoyait ensuite le lien vers le sien, petit blog confidentiel, suivi par quelques centaines de personnes. Amusé et intrigué, il suivit ce lien. Rien d'exceptionnel dans le contenu, des sommets classiques qu'il connaissait, gravis pendant son adolescence, de belles randonnées itinérantes à pieds ou à skis, en France ou en Europe, mais le tout raconté de telle manière qu'on ne pouvait s'arracher de ces pages. Comme une madeleine de Proust, elles lui rappelaient les émois de ses premières aventures, des ses premiers émerveillements. Et puis les clichés aussi étaient parfaits : cadrage, lumière, couleur, choix du sujet... Il chercha à mettre un visage sur ce petit génie de style, de talent, de sensibilité. Il n'y avait que deux photos d'elle : une silhouette fine, de dos, sur une ligne de crête, et une mousse de cheveux dorés au dessus d'une nuque gracieuse, avec un viseur d'appareil photo dans le prolongement.

C'est là que tout commença : le mail admiratif et vaguement tendre qu'il envoie, la réponse spirituelle et presque effrontée qu'il reçoit, les messages qu'on échange, de plus en plus fréquents, de plus en plus longs, de plus en plus personnels, de plus en plus complices. Messages qu'il envoie d'un hall d'aéroport, d'un camp de base, d'une terrasse de refuge. Messages d'elle qu'il se surprend à guetter dans sa boîte mail...

Au bout de quelques mois, il dut se rendre à l'évidence : il était en train de s'attacher à une femme qu'il n'avait jamais rencontrée, ni même vue de face. C'était d'un ridicule... Même les journalistes pulpeuses qui l'interviewaient avec leurs yeux de biche ne produisaient plus aucun effet sur lui. Il fallait que cela cesse ! Il devait en avoir le cœur net ! Il commença par lui demander une photo d'elle. Elle répondit avec une audace incroyable : « Si tu veux me voir, emmène-moi faire un sommet au Népal, j'en ai toujours rêvé. » Il en resta époustouflé. Failli décliner : là, cela allait trop loin. Il n'allait pas perdre des semaines avec une inconnue !

Mais, malgré tout, par curiosité, par goût du risque, par peur de la perdre peut-être aussi, il accepta. Les minutes d'attente dans la salle d'embarquement furent les plus longues de toute sa vie. Quand il la vit s'avancer vers lui avec son sac à dos, un sourire un peu timide aux lèvres, il sut qu'il était en train de vivre l'aventure la plus dangereuse et déstabilisante de toute sa vie, qu'il risquait d'y oublier ses repères et sa liberté. Ce n'était pas qu'elle fût plus séduisante qu'une autre, même si elle était jolie, avec un charme certain. Mais il sentait qu'il allait se noyer dans ses grands yeux sombres, ses yeux de manga. Qu'elle allait l'entortiller de douceur et faire de lui ce qu'elle voudrait.

Deux semaines plus tard, sur le chemin du retour du Gyajikang, enroulé contre elle dans le duvet, peau contre peau, pendant que le vent soufflait contre la toile de tente, il lui demanda ce qui avait motivé son premier mail. « C'est drôle, répondit-elle, la bouche dans son cou, même si tu paraissais si exceptionnel, si inaccessible, si volage aussi, à lire ton blog j'avais l'impression que tu étais mon âme sœur. Alors j'ai voulu vérifier, aussi utopique et idiot que cela paraisse. » Il se sentit fondre, ou plutôt il sentit tout son être se fondre en elle et compris tout à coup cette expression si surannée « ils ne formaient plus qu'un ».

Et maintenant il tient dans ses bras ce petit bout d'homme qui crispe ses doigts minuscules sur son index, sous les yeux de sa gentiane (dont le véritable prénom est Lise), qui a prévenu dès les premières semaines de grossesse : « Pas question de jouer les femmes au foyer d'un mari absent. J'attends que tu joues ton rôle de père, et aussi de continuer de courir le monde avec toi, et lui. »

« On va faire de toi un petit baroudeur », chuchote-t-il contre l'oreille du bébé. Et si c'était cela son aventure la plus exaltante ?

Ma petite fée

Ma petite fée,

Ce matin au détour de l'aurore, alors que le linceul bleu de tes rêves vaporeux t'enveloppait encore, que tu flottais légère dans de douces chimères, j'ai croisé un elfe à l'éclat impérieux. De ses yeux de bharal au regard plus aride et sauvage que les terres australes, il a plongé en moi. S'engouffrant dans les brèches de mon antre, il a vite inhalé l'odeur âcre et rancie des caillots de sang noirci qui s'amoncellent sur les pentes de mes failles béantes. Il a dans l’instant subodoré l'immensité de ma douleur et au cœur de mes peines laissé choir ses oreilles dans le flot mazouté qui s’écoule par mes veines, écumant sans repos une perfide rengaine. Celle qui souffle en sourdine, fourbe allure anodine, qu'inéluctable est le sortilège qui m'assiège, qu'éternel sera le piège. Découvrant la misère qui s'installe et qui ère au creux de mes viscères, exhumant en tremblant les meurtrissures de mes chairs, parcourant les décombres enfouis dans la pénombre de mes entrailles suintant des blessures en surnombre, il a lu mes maux sombres comme on déchiffre un livre des ombres.

Alors pris de terreur face au torrent de mes pleurs, appréhendant l'ampleur du maléfice, n'écoutant que son cœur, prêt à livrer sa gnose en sacrifice, il a souhaité m'aider à tenter de déjouer le vice. Livrant tout son savoir qu'il m'a donné à boire, il m'a parlé d'une clé, magique et guérisseuse, au pouvoir plus puissant que tous les onguents. Une clé que je possède, quelque part sur mes terres, une clé qui je l'espère résoudra les mystères. Une clé qu'on détient tous, oubliée et perdue au plus profond des mers de nos âmes desséchées.

N'ayant plus d'autre espoir, je me risque à le croire. Il m'invite au voyage, à marcher sous l'orage, arborant un visage infatigable et sans âge, avec pour seul bagage une montagne de courage, avec pour seul adage la défiance des aigres présages, avec pour seul blindage la cuirasse d’un sage, avec pour unique gage celui de son parrainage. Je prends ma crainte en otage, louvoie vers de lointains rivages, je ne laisserai dans mon sillage aucune trace de mon passage.

Il me faut saisir l’audace par la main, partir sans une liasse en poche, partir sans rien, rester tenace quoi qu’il m’en coûte, la menace est fidèle sur cette route, ne pas flancher sur le chemin, ne pas me retourner vers la glace du passé, le laisser loin, pour ne pas perdre la face de mon destin.

Je m'en vais sur-le-champ, zoner des jours durant, je n'ai même pas le temps de te serrer tendrement. Je pars dans la seconde, sous le tonnerre qui gronde, les éclairs qui m'enserrent et s'écrasent comme tirés par des frondes. Je fuis vers l'espérance, celle qui panse ma souffrance, aux confins de mon monde, avant que la frayeur m'inonde. Je serai téméraire, je traverserai l’austère et glacée forêt des songes, défierai le péril jusqu’au bout de l’exil, j’y affronterai les dangers car semble s'y cache la réponse au malheur qui me ronge.

J'espère te retrouver sous un ciel étoilé ma petite fée, j'espère à mon retour te serrer fort, mon seul trésor. Prends soin de toi en attendant, protège ta clé comme un diamant, car c'est bien toi ma coccinelle qui ensorcelle mon cœur fêlé d’un si léger battement d’ailes, c’est toi qui adoucit mon monde cruel de tes rires au parfum de miel, qui me retient souvent de décrocher la nacelle et de me dissoudre dans le ciel, oui c’est bien toi mon ange rebelle qui renferme mon essentiel. Tu resteras quoi qu’il en soit mon seul autel et mon antidote éternel.

Je t'embrasse fort ma précieuse enfant, ta tendre sorcière de mère qui t'aime tant.

texte écrit par 17.CCL.Anonyme17

La suprême magie

Il était une fée qui prenait son repos,
Après avoir fini sa tournée des berceaux,
Lorsque soudain toqua une vieille sorcière
Pour la solliciter, plaintive et grimacière.
« J'aimerais tant, dit-elle, aller dans ce château
Où l'on danse plaisamment au rythme du flûteau !
Mais il faut forcément pour être admise au bal
Se présenter masquée en air de carnaval !
Or je ne connais point les règles de l'élite
Occupée que je suis, le nez dans mes marmites !
Vous avez maintes fois sauvé des cendrillons
En métamorphosant leurs pauvres cotillons,
Ayez un peu pitié de ma situation,
Puisque je souffre fort de ma réputation !
- Pourquoi vous déguiser ? lui répondit la fée,
Votre seule apparence y fera son effet :
Venez comme vous êtes en habits de sorcière
Qui par leur disgrâce vous mettront en lumière,
Car n'est-ce pas magie que de se faire passer
Pour ce qu'on est vraiment sans être déguisée ?
Nul besoin d'ornement, non plus de poudre aux yeux,
Pour connaître ce soir un succès prodigieux ! »

N'ayant lors d'autre choix que de lui faire confiance
La sorcière salua avec reconnaissance,
Et puis se présenta tout en haut du perron
Non sans appréhender un retour de bâton.
En guise de succès ce fut une victoire
Qui lui fit savourer l'ivresse de la gloire :
On la félicita, on lui fit compliment
D'avoir eu tant d'audace en cet accoutrement.
Elle était à coup sûr bien plus vraie que nature
Dans ce déguisement qui avait fière allure !
Quelle fabuleuse idée était-ce de venir
En tenue de sorcière hideuse à défaillir,
D'avoir si bien imité son aspect repoussant
Jusqu'à lui emprunter son rictus menaçant !
Aussi le lendemain notre vieille édentée
S'empressa de trouver la bienveillante fée,
Pour la dédommager d'avoir fait des merveilles,
En lui faisant présent d'une soupe d'oseille.

Épris de naturel et de simplicité
Vous en retiendrez donc cette moralité :
Les sorcières d'antan et les fées d'autrefois
Ont gardé tous ces charmes qui nous laissent pantois,
Ainsi que les secrets de tous leurs sortilèges
Dont les simples mortels n'auront le privilège,
Sans regret ni envie, parce qu'en vérité
La suprême magie est l'authenticité.

texte écrit par 23.CCL.Anonyme23

2021 court lettrage Affiche

Les textes: 1. Aux sens figurés - 2. Désert - 3. Glorp! - 4. Vidar

 

AUX SENS FIGURÉS

Ce jour-là, alors que la Cour s'était rassemblée pour la cérémonie du dévoilement, chacun put se rendre compte au premier regard que l'empereur Rodolphe n'était visiblement pas dans son assiette bien que celui-ci s'efforçât, néanmoins, de faire bonne figure. D'ailleurs, son entourage, déjà accoutumé à ses accès de mélancolie autant qu'à son goût pour les chimères, craignait secrètement que, pour achever le tableau, sa pomme ne lui restât en travers de la gorge ou pourquoi pas - car avec beaucoup d'imagination tout était possible - au beau milieu du visage.

L'héritier des Habsbourg avait, en quelques années, fait de Prague la capitale des arts et des sciences. Une de ses grandes fiertés était sa chambre des merveilles, cette Kunstkammer dont tout le monde enviait la richesse et la diversité. Toutefois, il avait en effet pris le risque de devenir à son tour, et à ses dépens, un objet de curiosité depuis qu'il avait accepté de prêter sa physionomie à celui dont l'inspiration si singulière avait le don de s'exprimer dans la luxuriance.

Il faut dire qu'avec ce drôle de peintre venu d'Italie il fallait s'attendre à tout et l'on pouvait tout aussi bien craindre le grotesque qu'espérer le sublime, à moins que ce ne fussent les deux à la fois. Ses débuts d'artiste autrefois formé à l'école des vitraux, lorsqu'il travaillait avec son père à la cathédrale de Milan, lui avaient permis de se forger une réputation. Esprit créatif et ingénieux, il avait su gagner la confiance de l'empereur en enrichissant les cabinets d'arts et de raretés auxquels celui-ci tenait par-dessus tout, comme à la prunelle de ses yeux. Le mécène faisait grand cas de son protégé, au point qu'il lui avait délégué l'organisation des têtes princières dans l'espoir de rehausser encore l'éclat de la maison impériale.

Mais, dans l'immédiat, le peintre s'était mis en demeure de verser sur la toile tout ce que son imagination fertile était capable de produire lorsqu'elle se mettait en mouvement pour révéler et exprimer son originalité. Il s'était aussitôt mis à l'œuvre en ravivant, ainsi qu'il savait si bien le faire, l'exaltante palette des sensations afin d'insuffler la vie au portrait. Un peu au-dessus des épaules et du cou, là où s'étageaient les formes hivernales du chou, du poireau ou du navet, les bogues de châtaignes, quant à elles, donnaient au menton un air automnal de qui sy frotte sy pique. Tandis que les cosses de petits pois réservaient leurs féconds craquements en attendant leur ouverture, le torse, de son côté, s'était paré d'une noble écharpe de fleurs aux parfums printaniers. Pour couronner le tout, une opulente composition de grenades, de figues et de grappes de raisins magnifiait le port de tête en suggérant la saveur juteuse des fruits d'été.

Ce jour-là, donc, l'empereur Rodolphe, qui n'était visiblement plus dans son assiette, s'efforça, nez en moins mais désormais pourvu d'une poire en plein milieu du visage et de cheveux en épis, de faire bonne contenance puisqu'il se retrouvait à son corps défendant au centre des regards. Des regards stupéfaits, interloqués, médusés lorsque se découvrit à la vue de l'assistance le portrait de l'empereur en Vertumne qui, avec sa profusion de fruits et de légumes, semblait avoir été engendré, sous l'effet d'un enchantement, par une corne d'abondance.

Cependant, peu à peu, les murmures confus s'estompèrent pour faire place à un silence respectueux en présence de cette caricature baroque qui, miraculeusement, prenait aux yeux de tous les traits d'un hommage fleuri. Et chacun s'abandonnait maintenant à la contemplation de cette savante métamorphose végétale qui portait en elle-même la signature du peintre, cette insigne nature des quatre saisons réunies en un seul être, cette signature reconnaissable entre toutes, celle d'un art épanoui dans tous les sens du terme, l'inimitable signature de Giuseppe Arcimboldo.

 

DESERT 

Sable à perte de vue 
Silence assourdissant 
Route qui n'en finit plus 
Chameaux juste devant 

Sable aux couleurs ocrées 
Qui file entre les doigts Tapis moelleux aux pieds 
Dans ce désert sans voix 
Sans un parfum de fleur 

Rien ne vient troubler l'air 
Seul un enfant qui pleure 
Dans les bras de sa mère 
Qui marche sans répit 

Tous près de son troupeau 
En attendant la nuit 
Pour trouver le repos 
L'oasis n'est pas loin 

Il faut marcher encore 
Marcher jusqu'à demain 
Marcher jusqu'à l'aurore 
Oasis de fraicheur 

Fruits gorgés de soleil 
Indiquant enfin l'heure 
De trouver le sommeil 
Sous la tente touareg 

A l'abri du grand vent 
Caché derrière un erg 
La tempête évitant 
Les sens dessus dessous 

L'essence du firmament 
En mêlant tout à coup 
Le lait avec le sang.

 

Glorp!

Nous sommes le premier avril de l'an Covid 2. Confiné, sous couvre-feu et vacciné.

C'est le moment de participer à un concours d'écriture! Ni une, ni deux et ni trois non plus, je participe au concours intitulé "Ecrire l'art dans tous les sens ». Prenons la plume! C'est parti pour écrire  "l'art» dans tous les sens: Lar't, Tra'l, L'rat, Atr'I, Rtal'. Cela me semble un peu facile ... et complexe ... remplir deux pages avec ça ? Peut-être ont-ils voulu dire autre chose. Il faut que je trouve un sens à ce qui est énoncé. Mais quel sens? Un sens au sens de direction? Dans ce cas, quel sens donner? Cela ne peut être le Sud puisque je perdrais le Nord. Ni l'Est car je serai, dans ce cas, à l'Ouest. Quelle direction choisir pour donner du sens au sens, sans heurter la sensibilité dont est pourvu, sensément, tout lecteur? De direction sans sens, changeons pour le sens des sens! A mon sens, cela peut être.

Mais quel sens, l'ouïe? La musique peut d'un soupir de triolet donner sens à l'expression artistique, qu'elle est censée être. Du bout des doigts, d'une lèvre tremblante ou d'un souffle léger et inspiré, la musique éveille nos sens, caresse nos tympans de sons chargés de poésie et d'une envolée, sublime notre sensibilité. Sauf à la laisser partir dans tous les sens.

La vue? La peinture au sens artisan ou tableau de maître? Appliquer un trait d'union, des couleurs, porter plus haut l'image relève du domaine de l'expression artistique. Pour autant il ne suffit pas de tirer un trait, de colorer ou de s'imaginer artiste, pour que soient dévoilés les talents. Il y faut un quelque chose d'indéfini, pour que le geste ordinaire prenne sens, et devienne une expression artistique. Nous pourrions le définir comme étant d'inspiration divine, une affinité particulière et, pourquoi pas, une façon de s'exprimer hors du commun des mortels, vivants. Voyez le tableau, le premier coup de pinceau nous invite, le deuxième esquisse ce dont le rêve sera fait. Car il s'agit bien d'une forme de rêve. Un rêve éveillé en prélude à la réalité. L'art est cet élément tangible et irréel que vous pouvez accrocher au mur, toucher de vos doigts, ranger dans votre cœur. Emporté sans qu'il ne pèse, ne vous encombre, il peut vous rendre insouciant et même vous faire chanter sous la pluie. Mais il est surtout cet intrus heureux, cet élément insaisissable, dont le volume à géométrie variable, permet à vos sens de se délecter à bon escient. Quel est l'étendue de L'art, quels sont ses domaines de prédilection? Pouvons-nous savoir avec certitude, à quel niveau d'exécution se situe l'Art ?

L'art de la guerre, pratiqué avec ardeur depuis la nuit noire des temps, serait une expression artistique? Théâtre d'exécutions savamment orchestrées, aux canons de la beauté explosives, ou emblème de l'incapacité à s'entendre? Ce qui expliquerait la présence du clairon à piston, au sein de la grande muette.

Est-ce que les Arts de la table peuvent en être? Transversaux car représentés en nature morte, sonorisés par un orchestre de légumes, mais est-ce de l'art ou du cochon? L'Art étant ce qui nous réunit, en permettant à tout un chacun de s'exprimer à façon, exit le cochon! Ce qui nous ramène au sens. La conduite automobile oblige à prendre des décisions et une direction. Une direction n'a de sens, que par le travail des subordonnés chargés de l'exécution des tâches. Ils ne peuvent donc être peintres. C'est du bon sens.

L'orientation du ministère de la culture, interdit de confondre la pratique amateur et professionnelle. L'Art ne serait seulement artistique que si vous en êtes rétribué d'argent sonnant et trébuchant? Qui pourrait se prévaloir d'être artiste alors? Avez-vous déjà écouté le son du virement bancaire, trébuché sur le montant? En descendant de votre piédestal? Tout cela n'a aucun sens.

Tout comme l'Art plastique. Le plastique ne peut être un art, car il passe au lave­vaisselle. Avant d'être confondu, jeté sur la place publique pour y subir l'opprobre de la populace, la plastique était femme. Sa plastique et la frustration masculine, en firent une pièce de choix pour toutes sortes d'exhibitions, que la femme n'a jamais pu utiliser à son avantage. Perdue au passage par les historiens, elle en subit encore aujourd'hui les conséquences en Art déco. Dans le mauvais sens du terme. Il faudra rendre à Cléopâtre, à terme, ce qui n'a jamais appartenu à César. Qui eut été mieux inspiré d'aller aux thermes, sans passer par le forum.

A mon sens, écrire l'art dans tous les sens, ne peut être que l'œuvre d'un artiste dont le parcours artistique en Arts plastiques, Arts premiers, Arts martiaux, Art tout court en long et en large, est l'expression d'un attachement au sens du mot « Art », dans sa fonction première; « Eveiller, toucher, provoquer, donner du sens à la vie ». Je vais faire brûler un peu d'encens et appeler un collègue, parce que tout seul, je ne me sens pas. Je me sens incapable de trouver du sens au sens. Ecrire sans censément sentir le sens unique* dicté par le sens des mots, est un non-sens. A mon avis.

* Sens unique: 1 Voie ne supportant la contestation, dont le but est de vous faire perdre le sens de l'échange. 2 Voie de non-retour. 3 Voir: impasse.

 

VIDAR

Hugo, mon compagnon, est un pro de réalité virtuelle, c'est son job. Nous nous sommes connus enfants, notre jeu favori consistait à rêver ensemble de notre futur et s'imaginer de multiples aventures. Chacun renchérissait, rajoutait un élément de décor ou de vie, nous finissions parfois dans les profondeurs de la terre, ou dans les nuages, mais Hugo était toujours le prince charmant qui venait me sauver de multiples péripéties. Avec l'adolescence et la découverte des jeux vidéos, notre univers s'est élargi. Nous passions des soirées fantastiques. Tout naturellement, notre passion s'est épanouie dans l'art immersif et nous partageons des moments sublimes.

Malheureusement aujourd'hui, corvée d'invitation chez sa sœur et son ami. Comme je le pressentais, le repas est savoureux, il relève de l'art culinaire, mais l'ambiance est morne. Marie-Cécile est une star de l'esthétique, une œuvre d'art à elle seule, en harmonie dans son écrin, sa villa standing au mobilier design, ses vêtements haute-couture, son maquillage assorti à sa tenue, la couleur de son gloss avec celle de ses cheveux et ses chaussures. Bien sûr, son conjoint, Charles-­Henri a la chemise et la cravate s'accordant à l'ensemble, sans oublier les chaussettes ! La conversation porte, bien sûr, sur la visite de la dernière exposition du plus célèbre artiste en vogue, Marie-Cécile a tout un vocabulaire élaboré pour qualifier des croûtes grotesques et moches, des sculptures informes ou une cacophonie grinçante, enfin, tout cela à mon goût. Je n'ose répliquer et exprimer mon ressenti tant je me sens étrangère à son univers artistique. Certes, cultivée, elle est capable de disserter pendant des heures sur des théories confuses et incompréhensibles avec un vocabulaire affecté et obscur, mais où l'authenticité de l'expression semble absente. Je préfère le babillage de mon fils de quatre ans, commentant avec amour ses gribouillis. Avec le dessert, il yale passage en revue de tout ce qui est dans la « mouve » comme elle aime à le dire. La mine pâle et déconfite d'Hugo m'amuse et m'attriste à la fois, il subit le supplice sans oser se rebeller. Je sens qu'un jour malgré tout, ça explosera entre eux. Le sentiment filial est plus fort que l'expression sincère du ressenti. Charles-Henri intervient peu, il s'amuse face aux attitudes de Marie-Cécile, elle est sa muse, elle l'admire, le porte aux nues, c'est un dieu de l'art et elle veille jalousement sur lui.

Charles-Henri est un artiste, un vrai, c'est sa profession. Il a fait les beaux-arts puis s'est investi dans l'art industriel. Marie-Cécile, de son vrai prénom Caroline, a adopté son univers lors de leur union, elle s'y est totalement et complètement intégrée. Elle ne vit que par et dans l'art. Charles­Henry est très fier de ses créations alliant des connaissances mathématiques, architecturales et technologiques avec un style très avant-gardiste. Je dois reconnaître qu'il y a une certaine beauté dans ses œuvres. Son discours sur celles-ci, bien qu'un peu pompeux, est attrayant, il donne vie à ses constructions, il s'emballe et est intarissable sur chaque détail. Je me prends parfois au jeu, j'éprouve du plaisir à l'écouter et arrive à percevoir le sens de ses créations et de son art. Mais, ce qui m'attire le plus, c'est sa marotte. A ses heures perdues, il crée des œuvres originales à base de certains matériaux de récupération. Son atelier ressemble à une caverne d'Ali-baba. On y trouve de tout. La visite n'est autorisée qu'à certains, heureusement, Hugo et moi sommes acceptés. On pénètre dans un monde mystérieux, un silence nous enveloppe. Charles-Henry tourne la clé ouvrant ce domaine insondable, et, une cinquième dimension apparaît, on y flotte, tous les sens en éveil, le temps est suspendu, une forme de réflexion s'illumine entre mélange de créations imaginaires et d'objets animés. On ressort de cette exploration désorienté mais tonifié •. vivifié. Enfin, le plaisir provoqué par la plongée dans l'antre de Charles-Henry compense la morosité du repas. Marie-Cécile n'apprécie pas le débarras de son conjoint, elle n'en partage pas l'intérêt ni le sens. Finalement j'ai un peu pitié de Marie-Cécile d'autant que je sens que son mari flottant dans son aura d'artiste, une jeune nouvelle égérie peut la détrôner prochainement.

Effectivement, trois mois après notre dernier repas ensemble, Hugo m'apprend que Marie-Cécile est désespérée, son époux disparaît de plus en plus souvent du domicile.

Surprise, un soir en rentrant, je découvre Marie-Cécile étendue sur le canapé. Bien que toujours élégante, il y a quelque chose de changé dans son apparence, des cernes s'entrevoient habilement camouflés sous le maquillage. Sous son air classe, une tristesse émane de sa personne.

Nous échangeons sur sa situation, son désespoir, ses compétences, son avenir. Au fur et à mesure, de nos rencontres, je découvre une Marie-Cécile qui peut être plutôt une vraie Caroline. Ôtant son fard et son apparat, il lui reste la culture durement acquise. Sa personnalité, dégagée de son désir de femme d'artiste, a émergé, plutôt sympathique. Avec le temps nous avons des conversations passionnantes. Caroline a des ressources intérieures insoupçonnables. Après une période de détresse, elle reprend vie peu à peu.

Un jour, elle m'annonce déserter la demeure luxueuse et artistique de Charles-Henry, le quitter lui aussi par la même occasion, et, émigrer à l'autre bout de la France. Cette distance géographique a entraîné un éloignement certain entre nous. Une petite carte postale de loin en loin, quelques échanges téléphoniques plutôt insipides, elle construit sa vie dans un autre monde.

L'autre jour, en passant devant la librairie, j'aperçois la photo de Marie-Cécile, c'était elle mais pas vraiment. Dans le doute, j'entre, sur le comptoir, un livre, «moi, l'artiste» de Caroline-Marie-­Cécile. C'est bien elle. J'achète le volume, je l'ai absorbé d'une traite, passionnant. Elle narre une histoire proche de la sienne, somme toute banale, une femme délaissée par son conjoint, mais avec originalité et poésie, elle glisse son approche de l'art et son changement de regard. L'art appréhendé sous l'angle de la culture à laquelle se mêle la sensibilité, et enfin la découverte de la beauté intemporelle. La technique de l'écriture est maîtrisée. Elle suscite une réelle émotion dans sa transcription. Elle a transcendé son triste vécu en une œuvre d'art. Une création qui me touche profondément ainsi que de nombreux lecteurs à en croire le succès du roman.

Finalement l'écriture de cette Caroline, c'est de l'art au sens propre!

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