MARFA la chamane

Marfa avance sur le chemin. Son pas tellurique en soulève la poussière. Après les temps glacés de l'hiver sibérien, le printemps est arrivé, brutal et chaud. Ce matin, elle a enduit son visage et sa chevelure grisonnante d'un onguent aux herbes des marais et les insectes vibrionnants de la steppe ne l'agressent pas mais la suivent, dessinant un nimbe au-dessus de sa tête. Ce matin, elle a revêtu sa longue tunique brune serrée à la taille par un lien de cuir et ses sandales de paille tressée, insignes de son statu.Ce matin, elle a étreint le bouleau multiséculaire qui lui transmet la voix des esprits. L'enserrant, elle a ressenti la transe et su quelle est sa mission.
Au terme de sa marche, la voici qui se présente à la sentinelle du camp d'Omsk, île misérable de cet Archipel du Goulag où près de deux cents juifs échappés de Pologne au printemps 1940 ont été parqués par les autorités soviétiques.
« Je suis venue pour l'enfant qui est né, il a besoin de moi.
-Qui donc t'a prévenue, espèce de sorcière ? Dénonce le !
-Je le sais, c'est tout. Amène moi seulement auprès de lui et de ses parents, le tailleur Rubin et sa femme Chaja. Sache que le chef du camp sera fâché contre toi si tu n'obéis pas à ma demande. Il connaît mon pouvoir et respecte ma science. »
Et dans ce coin de terre inhospitalière, la chamane sourit, constatant une fois de plus que son savoir ancestral impressionne envers et contre tout le garde pourtant formé à l'école des Komsomols. De son pas solennel, Marfa longe les allées du camp , observe les barraques.Au fond de l'une d'elles s'est installée la famille. A son approche, la jeune mère a un mouvement de
recul et le bébé se met à pleurer dans ses bras tremblants. 
« Ne crains rien, je suis Marfa, la chamane. Ton mari me connaît, il a travaillé au bûcheronnage dans notre village. Au risque d'abîmer ses mains de tailleur, quelle pitié. Nous l'estimons tous et moi la première. Laisse moi m'occuper de ton fils, pour le rendre fort. »
La chamane prend l'enfant que lui tend sa mère, le dénude et entreprend de le masser, travaillant ses articulations, lui dépliant les bras, étirant ses jambes, chatouillant son torse, caressant son dos, soufflant doucement sur lui, malaxant ses faibles muscles. L'onguent dont elle imprègne la peau du nourrisson dégage un parfum puissant d'herbes aromatiques. Ni les insectes des plaines, ni ceux des fûtaies, ni ceux des marais ne l'agresseront jamais. Les mains de la chamane se font douces sur le corps gracile du nouveau-né qui lui sourit, tandis que la femme psalmodie dans une langue inconnue, celle de ses lointains ancêtres nenetz. Sa voix se fait rauque dans un antique chant de la taïga. Puis elle rhabille le tout petit. Quand elle remet l'enfant apaisé à sa mère, elle souffle rapidement en russe (et si on les espionnait?) à l'oreille du père.
« Prends cette bourse de cuir à mon cou et absorbes en tout le contenu même si tu le trouves amer. C'est du sel de terre. Interdis à ta femme d'y toucher, son lait se tarirait dans ses seins et cela mettrait l'enfant en péril. Je suis ici pour que vous viviez ; Quand tu auras consommé tout le sel, bois l'eau de cette gourde. Tes chevilles vont gonfler, tes jambes vont enfler et
tu n'iras pas à la guerre, tu resteras auprès des tiens et tu les protégeras. 
-Mais que dis-tu là, Marfa, nous sommes loin du front et le Traité Germano-soviètique nous protège, même ici, dans les conditions que tu connais !
-Chut mon garçon ! Je sais tout du passé et de l'avenir. Le vent, les feuillages me parlent.Fais comme je te dis, Rubin, et vous serez saufs, c'est Marfa la chamane qui te le promet ».
Sur ces mots, le chamane tourne les talons et s'en va, d'un pas extatique.Elle sait qu'il en sera fait selon la volonté des esprits même s'il n'y a pas de mohel pour recevoir cet enfançon. Marfa marche, lasse mais bienheureuse.
Le lendemain, le camp d'Omsk sera démantelé, du moins pour un temps., à la suite de la rupture du Traité Germano-soviétique, les Polonais valides envoyés au combat, sauf Rubin et sa famille expédiés plus loin au Karlag de Karaganda, mais ceci est une autre histoire!

texte écrit par 20.CCL.Anonyme20

Ma petite fée

Ma petite fée,

Ce matin au détour de l'aurore, alors que le linceul bleu de tes rêves vaporeux t'enveloppait encore, que tu flottais légère dans de douces chimères, j'ai croisé un elfe à l'éclat impérieux. De ses yeux de bharal au regard plus aride et sauvage que les terres australes, il a plongé en moi. S'engouffrant dans les brèches de mon antre, il a vite inhalé l'odeur âcre et rancie des caillots de sang noirci qui s'amoncellent sur les pentes de mes failles béantes. Il a dans l’instant subodoré l'immensité de ma douleur et au cœur de mes peines laissé choir ses oreilles dans le flot mazouté qui s’écoule par mes veines, écumant sans repos une perfide rengaine. Celle qui souffle en sourdine, fourbe allure anodine, qu'inéluctable est le sortilège qui m'assiège, qu'éternel sera le piège. Découvrant la misère qui s'installe et qui ère au creux de mes viscères, exhumant en tremblant les meurtrissures de mes chairs, parcourant les décombres enfouis dans la pénombre de mes entrailles suintant des blessures en surnombre, il a lu mes maux sombres comme on déchiffre un livre des ombres.

Alors pris de terreur face au torrent de mes pleurs, appréhendant l'ampleur du maléfice, n'écoutant que son cœur, prêt à livrer sa gnose en sacrifice, il a souhaité m'aider à tenter de déjouer le vice. Livrant tout son savoir qu'il m'a donné à boire, il m'a parlé d'une clé, magique et guérisseuse, au pouvoir plus puissant que tous les onguents. Une clé que je possède, quelque part sur mes terres, une clé qui je l'espère résoudra les mystères. Une clé qu'on détient tous, oubliée et perdue au plus profond des mers de nos âmes desséchées.

N'ayant plus d'autre espoir, je me risque à le croire. Il m'invite au voyage, à marcher sous l'orage, arborant un visage infatigable et sans âge, avec pour seul bagage une montagne de courage, avec pour seul adage la défiance des aigres présages, avec pour seul blindage la cuirasse d’un sage, avec pour unique gage celui de son parrainage. Je prends ma crainte en otage, louvoie vers de lointains rivages, je ne laisserai dans mon sillage aucune trace de mon passage.

Il me faut saisir l’audace par la main, partir sans une liasse en poche, partir sans rien, rester tenace quoi qu’il m’en coûte, la menace est fidèle sur cette route, ne pas flancher sur le chemin, ne pas me retourner vers la glace du passé, le laisser loin, pour ne pas perdre la face de mon destin.

Je m'en vais sur-le-champ, zoner des jours durant, je n'ai même pas le temps de te serrer tendrement. Je pars dans la seconde, sous le tonnerre qui gronde, les éclairs qui m'enserrent et s'écrasent comme tirés par des frondes. Je fuis vers l'espérance, celle qui panse ma souffrance, aux confins de mon monde, avant que la frayeur m'inonde. Je serai téméraire, je traverserai l’austère et glacée forêt des songes, défierai le péril jusqu’au bout de l’exil, j’y affronterai les dangers car semble s'y cache la réponse au malheur qui me ronge.

J'espère te retrouver sous un ciel étoilé ma petite fée, j'espère à mon retour te serrer fort, mon seul trésor. Prends soin de toi en attendant, protège ta clé comme un diamant, car c'est bien toi ma coccinelle qui ensorcelle mon cœur fêlé d’un si léger battement d’ailes, c’est toi qui adoucit mon monde cruel de tes rires au parfum de miel, qui me retient souvent de décrocher la nacelle et de me dissoudre dans le ciel, oui c’est bien toi mon ange rebelle qui renferme mon essentiel. Tu resteras quoi qu’il en soit mon seul autel et mon antidote éternel.

Je t'embrasse fort ma précieuse enfant, ta tendre sorcière de mère qui t'aime tant.

texte écrit par 17.CCL.Anonyme17

 Humeurs de la Marquise

Grignan,aux premières giboulées de Mars 2020

     Très chère cousine et tendre amie,
   Sans doute aurez-vous été surprise de recevoir ma missive portée par un courrier à cheval mais il faut que je vous conte l'extravagante situation dans laquelle nous sommes plongés et qui suscite les plus vifs émois.
   En ce début de la quatrième année après l'avènement de notre estimé roi Emmanuel, alors que nous pensions continuer à jouir de la sollicitude de nos bonnes fées,s'est produit un événement des plus surprenants:nos dames protectrices, garantes du bon fonctionnement de toutes choses, ont pris l'initiative diversement appréciée de cesser toute intervention bienveillante, et j'ose à peine
employer l'abominable expression, elles se sont mises en grève.
    Notre souverain ayant fait part malencontreusement de son projet d'apporter quelques modifications aux conditions de leur retraite,nos bienfaitrices ont rangé leurs baguettes magiques et cessé toute action bénéfique,nous livrant à nos seules ressources humaines donc fort indigentes.
    Ainsi,la fée électricité,par nature si porteuse d'énergie, nous a -t-elle privés de ses lumières et des services de bon nombre de nos chères et indispensables machines.
    Sa cousine la fée numérique a suivi,et c'est ainsi que j'ai dû recourir à la plume et exhumer mon antique encrier pour rédiger ces propos. Je vous conjure de croire que c'est une situation affreuse. A joutez à cela que les fées veillant sur nos chemins de fer sont entrées dans ce mouvement sans crier gare,mouvement générant paradoxalement une entière paralysie. La fée postale a renoncé à transmettre nos lettres et nos colis,me contraignant à recourir au service d'un porteur et de sa monture.
     La grogne a gagné les prétoires et maints jugements sont en instance. Nos fées plaideuses ont rejeté tout ensemble les obscurs desseins du souverain et leurs toges noires. Plus question de trancher le moindre litige alors qu'on ne tranchait déjà plus le col des pires scélérats.
     Le naturel l'emportant sur la politique,je ne puis blâmer ces dames qui prouvent ainsi que la féminité peut s'assortir d'une force d'âme qu'on ne lui reconnaissait pas jusqu'alors-à tort- et d'une résolution inébranlable.
     Il est indéniable que la condition de fée demande une attention permanente et soutenue,une disponibilité de tous les instants. Ajoutez à cela,pour la conformité à la tradition, la nécessité d'être d'apparence jeune,joliment faite,dotée d'une longue chevelure blonde,vêtue selon des convenances immémoriales,toutes choses induisant une impitoyable sélection au recrutement,une carrière brève et des frais professionnels conséquents.Une fée n'a pas le droit à l'erreur,sous peine de se discréditer,de semer la désillusion et d'entraîner dans son naufrage toute une corporation.
     Peut-être la reine Brigitte pourra-t-elle exercer une médiation,compte-tenu du rôle indéniablement magique qu'elle a tenu dans l'éducation de notre souverain alors adolescent autant que dans son épanouissement présent.
     En effet notre cousine bien-aimée, Madame du Crotoy, fort bien introduite dans
l'établissement d'enseignement « La Providence »,sise à Amiens et tenue par les Pères Jésuites ce qui constitue une incontestable référence ,m'a rapporté que la future Reine Brigitte y avait initié le Prince Emmanuel aux subtilités du théâtre de Monsieur Molière. La Providence n'a point cessé par la suite de prodiguer ses bienfaits à ce délicieux couple. Bien que de natures différentes, Providence et fées oeuvrent d'ailleurs dans le même domaine de la philanthropie par l'octroi de prodiges aux humains.
     Mais,très chère,là ne s'arrêtent pas nos tourments et il me vient encore des aigreurs au bout de la plume. Imaginez que me rendant au centre de notre bonne ville de Grignan je me suis heurtée,en abordant un rond-point,à une manifestation impromptue, bruyante et désordonnée,de sorcières toutes parées d'un gilet jaune. La cause de leur colère est un projet d'augmentation de la taxe sur les balais.La tradition ne permet pas en effet le co-chevauchage préconisé par les anges verts gardiens de Dame Nature et une aggravation des frais de transport réduirait les marges bénéficiaires,d'autant que de plus en plus les sorcières résident dans des territoires ruraux et lointains,mais exercent principalement en milieu urbain.
   Ajoutez à cela,selon les manifestantes, le préjudice que leur cause la concurrence d'une pratique étrangère répondant au nom de Halloween,celant de bien douteuses origines sous l'apparence plaisante de débonnaires citrouilles.
     Il n'en reste pas moins que ces cortèges me paraissent d'une incivilité parfaite et provoquent en moi des vapeurs noires.
    Ainsi donc,ma chère,notre monde est bouleversé et peut-être en viendrons-nous à devoir confier la gestion des sorts et des miracles à des créatures d'origine étrangères,djinns,elfes,kobolds et korrigans...
   Afin de prévenir tout débordement,l'autorité royale a dépêché une Compagnie Royale de Sûreté.D'aucuns reprochent à ces hommes d'armes,fiers et solides garçons,leur promptitude à arquebuser les badauds,mais ce sont là propos sans fondement.Leur capitaine,distingué gentilhomme,n'a manié comme armes à mon encontre que charme et séduction.
     Très chère cousine,j'espère pouvoir vous annoncer prochainement la fin de ces dérangements et je vous prie de recevoir mes bien affectueuses pensées.

texte écrit par 8.CCL.Anonyme8

Les mal-aimés

C’était la fin du printemps, une des journées les plus longues de l’année, le temps était clément mais encore un peu frais dans les moyennes montagnes où je vivais. En voyant le ciel ce matin là, je décidai d’aller vers les lacs qui se trouvent à deux heures de marche de ma maison. 
J’arrivai en ces lieux déserts et enchantés au cours de la matinée. Après de fortes pluies, l’endroit était très humide, les lacs étaient à leur plus haut niveau, de petites mares s’étaient formées entre les lacs donnant à ce lieu un côté un peu marécageux. 
J’étais venu observer les animaux, j’avais aussi envie de voir les fleurs, si nombreuses en cette période de l’année. Parmi les animaux, j’ai une affection particulière pour les batraciens. Les grenouilles et les crapauds me fascinent, je les trouve si beaux. Oui, même les crapauds je les trouve beaux, ils me font penser à des objets de joaillerie ancienne très travaillés, tarabiscotés et précieux. J’aime tant les crapauds que je rêve depuis longtemps d’en embrasser un. Je précise que ce n’est pas pour qu’il se transforme en prince charmant, seulement pour sa beauté et parce que ces animaux jouent souvent le repoussoir dans les contes de notre enfance, un peu par esprit de contradiction. J’avais déjà essayé d’en embrasser un, mais je n’avais pas pu l’attraper car il sautait dès que je m’en approchais.
Je m’arrêtai près d’un grand lac bleu foncé et turquoise dont les rives grouillaient d’insectes et de grenouilles coassant gaiement. Les fleurs, benoîtes, orchidées, véroniques, étalaient leurs couleurs vives et répandaient leurs odeurs subtiles ou musquées. Je remarquai une fleur que je n’avais jamais vue. Elle était mauve et rose parsemée de points blancs, de la grosseur d’un aster, elle avait dix pétales et ses feuilles avaient cinq lobes qui me rappelaient un peu les doigts d’une main. L’odeur de la fleur était à la fois enivrante et délicate. Prés de cette fleur à laquelle je donnai le nom de flora incognita, il y avait des grenouilles et des crapauds bizarrement calmes. Ils n’étaient pas comme à leur habitude sautillant et bondissant dans tous les sens, ils semblaient sous l’emprise du parfum de la fleur. Je m’approchais tout doucement, sans cacher ma présence, je ne faisais pas beaucoup de bruit mais sous mes pas quelques brindilles craquaient, indiquant que j’étais là. Les batraciens savaient qu’il y avait une présence humaine, mais rendus sereins par l’odeur de flora incognita, ils l’acceptaient. C’est ainsi que je pus réaliser mon rêve : m’approcher suffisamment près d’un gros crapaud trapu, gris et jaune, de le toucher très légèrement et de l’embrasser délicatement.
Le crapaud accepta mon baiser et n’en fut nullement métamorphosé. Il faisait gonfler son cou et me regardait de ses yeux orangés, avec un air amical. Par contre, je commençais à ressentir en moi-même les débuts d’une métamorphose, je me sentais envahie de pouvoirs magiques, je devenais une fée. Mes pieds quittèrent le sol et je m’élevai au dessus du tapis d’herbes et de fleurs de quelques dizaines de centimètres, je pus ainsi traverser le lac en lévitation. Mes bras lorsque je les dirigeais vers les animaux les faisaient s’arrêter dans leur course, ils me regardaient comme apprivoisés. Je pus m’approcher d’un renard, d’un couple de blaireaux, d’une taupe sortie de terre pour voir ce qui se passait. Je vis un serpent, et des salamandres. Le magnifique serpent était assez gros et totalement inoffensif, il s’approcha de moi, je me penchais vers lui et le touchais doucement, il se dressa, je ne le craignais pas, il ne me craignait pas. Il se faufila dans l’herbe auprès de moi, passant près de ma jambe sans que je n’éprouve la moindre répugnance, ses couleurs splendides allant du vert à l’ocre m’enchantaient.
Un peu plus loin, près de la forêt, j’aperçus le loup, la louve et trois mignons petits louveteaux, avertis par les échos des montagnes que quelque chose de magique se passait près des lacs, ils étaient venus voir la fée qui aimait les animaux. Ils s’approchèrent un peu et restèrent à une dizaine de mètres de moi, ils n’avaient pas peur, je n’avais pas peur. Ils poussèrent des grognements et des gémissements nullement effrayants, puis s’en retournèrent vers la forêt.
Toutefois, je sentais que mes pouvoirs diminuaient lentement, les animaux devenaient plus indifférents, reprenaient leurs attitudes habituelles, le sol restait sous mes pieds. Je compris que j’avais été une fée temporairement, que j’étais en train de retourner à mon état normal, d’humain banal.
Je songeai donc à regagner le village, le soir arrivait. Je pensais que je pourrai revenir quand je voudrais renouveler cette expérience fantastique.
Malheureusement, je ne pus pas retourner près des lacs les jours suivants, j’étais bêtement empêtrée dans des affaires humaines qui m’absorbaient inutilement alors que les lacs, les fleurs et les animaux m’attendaient.
Quand enfin je pus retourner dans cet endroit secret, dont je ne vous révélerai pas l’emplacement sur une carte IGN, la flora incognita avait fané, je ne retrouvais plus que quelques unes de ses feuilles recroquevillées. Les batraciens n’étaient plus sous le charme de son parfum. Il était trop tard, je ne pouvais plus redevenir une fée pour quelques heures.
Je regrettais énormément de ne pas pouvoir revivre cette journée merveilleuse, car je l’avais réellement vécue, j’étais bien sûre de ne pas l’avoir rêvée, ni inventée. Je me disais : « Peut-être, l’année prochaine quand la fleur refleurira je pourrai grâce au crapaud retrouver mes pouvoirs de fée. »
Puis, je me consolais. J’avais vécu une expérience extraordinaire, pendant une journée j’avais été l’amie des animaux mal-aimés, de ceux qui inspirent l’aversion et le dégoût, de ceux que nos contes maltraitent, de ceux qui effraient. Je pouvais témoigner maintenant et dire qu’ils sont merveilleux, prodigieux et enchanteurs.

texte écrit par 6.CCL.Anonyme6

Nécessité

Je voudrais qu’une fée chaperonne la terre
Et que mille sorcières sermonnent les humains
Pour leur dire : Cessez de gâcher de vos mains
L’énorme potentiel de notre pied-à-terre.

Je voudrais qu’une fée soulage la colère
Des peuples humiliés, bousculés, inondés,
Et que mille sorcières faisant sonner leurs dés
Calment les eaux du ciel, évitant la galère.

Je voudrais qu’une fée, bienveillante et joyeuse,
De sa baguette ailée recadre l’avenir
Et que mille sorcières ne pensant qu’à s’unir
Evitent aux vivants toute idée larmoyeuse.

Je voudrais qu’une fée s’immisce dans la tête
Des puissants de ce monde et leur dise d’agir
Pour conserver la fleur, la forêt, l’élargir,
Et qu’avec la nature on reste en tête-à-tête.

J’appelle les sorcières, les lutins et les fées
A danser dans les airs, à nous faire rêver
Car la terre est si belle qu’il faudrait la sauver
Pour que dansent les fleurs et que vivent les fées.

texte écrit par 3.CCLAnonyme3.

  1. Du rififi à la Pépinière
  2. Nécessité
  3. Les mal-aimés
  4. Humeurs de la Marquise
  5. Ma petite fée
  6. Marfa la Chamane
  7. Le début d'une histoire
  8. La suprême magie

La semaine DL&V risquant d'être reportée, voire annulée, nous vous proposons 8 textes qui ont retenu l'attention du Jury. Parmi eux se trouvent les 3 Lauréats. Saurez vous les trouver?

 Vous pouvez, après lecture, donner votre appréciation sous forme d'un vote "étoilé"; cela permettra de confronter ensuite vos ressentis avec ceux du jury. Bonne découverte.

Du rififi à la pépinière.

Depuis les roues lancées à pleine vitesse jaillit une lueur stroboscopique scandée par les rayons qui reflètent le soleil naissant. La bande de caoutchouc qui se déroule sur le bitume émet un doux feulement animé par de subtiles variations. Le son tout d’abord attire l’attention qui se propage à la trottinette vibrante de ses noirs brillants, puis tout de suite la contamination s’enclenche sur la personne qui la pilote.
Une belle jeune femme tout de noir vêtue, cramponne sa rectitude hautaine au guidon de sa monture. Brillantes chaussures hautes à semelles compensées, collants satinés qui s’enfuient sous une jupe droite au dessus du genou, blouson de cuir sans fioriture à col droit fermé jusqu’en haut, chevelure noire de geai, raide, mi-longue qui est à peine déplacée par la vitesse. Elle est couverte d'une sorte de chapeau de feutre noir, en cloche évasée légèrement repoussée vers l’arrière. Il laisse apparaître un visage inexpressif aux lèvres rehaussées par une couleur sombre nuancée de rouge, et d’un regard bleu éclatant incrusté dans des paupières bleu nuit.
Cette vision irréelle se perçoit toute entière dans les quelques secondes que dure son passage. Elle interpelle, elle étonne, elle inquiète, et elle s’oublie doucement comme s’effacent les ondes de l’eau. 
- « Ha, j’adore cet engin. C’est quand même une belle invention. On pourrait croire que c’est une vraie trot’ électrique, mais il n’y a pas de batterie. Nous on n’en a pas besoin. Il suffit d’insérer sa baguette dans un orifice spécifique et c’est bon. Moi j’utilise des baguettes de resto chinois, c’est le plus facile à trouver et c’est pas cher. Mais il y a un vrai moteur quand même. Il faut juste faire attention à ne pas aller trop vite car elle est débridée. On peut même décoller un peu si on veut, mais vaut mieux éviter c’est pas discret. C’est vrai, mais c’est plus discret que les balais de nos vieilles. On n’osait plus s’en servir alors on restait enfermé, ce qui nuisait bien à l’activité. Ça c’est un modèle que j’ai commandé sur la toile (enfin, notre toile) directement aux States, chez un petit fournisseur de Salem, une start-up qui s’appelle « swift ». C’est le « swifter WM », pour femme, taille M, passe-partout, efficace, innovant, un vrai régal ! ». 
Arrivant du sud, elle dévale la pente, ralentit au passage de la piscine, accélère devant le stade, dévore la contre-allée, plane aux croisements, et franchit rapidement Porte-Colombe où elle se perd dans les ruelles. 
- « C’est pénible ça, on a beau être auto-entrepreneur, on ne peut pas faire ce qu’on veut. Mon look par exemple, je préférerais de beaucoup être en jean, tee-shirt et doudoune. Mais non, il faut être en noir strict. Alors j’ai adapté. Juste limite pour ne pas être sanctionné par la boite. Aujourd’hui c'est le style gothique-classe, si c’est possible. Et j’aime bien les réactions que ça provoque aux passants. ». 
Tout à l’heure vers le stade, elle filait devant un groupe matinal de joueurs de boules. Un de ces vieux intercepte du coin de l’œil cette noire vision. En charentaise et casquette avachie, il la suit du regard, boule en main, geste du lanceur ébauché, et mâchoire décrochée. Aussitôt, brisant sa patience coutumière, un autre joueur l’a pris à parti, l’a interpellé, bousculé, et vertement agressé. Journée mal démarrée. Les lèvres pourprées de sombre se sont finement ourlées d’un léger sourire de modeste triomphe.
Désormais, le bolide surmonté de sa statue de froideur, slalome devant la cathédrale, atteint la place et s’arrête brièvement contre la fontaine devant la vieille piscine. Un regard de faucon balaie les alentours sans rien y trouver d’intéressant. Elle repose les pieds sur la plate-forme et repart en longeant le café. 
- « Aujourd’hui il n’y a rien sur cette place, c’est pas comme le mercredi. Mon job, c’est de perturber les relations entre les gens, à l’extérieur. J'ai des collègues qui s'occupent des rapports dans les couples. Il n'y a pas grand chose à faire, ça part tout seul. J'en ai d'autres qui interviennent dans le travail. Là aussi, les conditions aident bien. Mais moi c'est au dehors, c'est marrant, toujours renouvelé et je suis au grand air. »
Elle est en retard, pas le temps de s'arrêter, enfile les sombres ruelles et places claires, pleines de passants et de bistrots. Aux carrefours, elle retrouve la circulation en y mettant joyeusement un peu de stress et file vers le parc où elle s'immerge au cœur de sa matière première. Docile, malléable, réactive, ça part au quart de tour, c'est presque trop facile. 
Là, on est sur du sérieux : les grand-mères et leur petits-enfants, les nounous avec les bambins, les jeunes qui se croient amoureux et aussi les pères divorcés avec leurs chérubins. Le top ! 
- « Ça y est, je suis sur place, je m'installe d'abord près des jeux. A l'inverse des réseaux sociaux, la trace de mon passage ne reste pas en mémoire. Tranquillement, j'analyse un peu les gens, l'ambiance, je planifie mes interventions, je sélectionne mes outils, et je me concentre. Avec l'expérience, j'ai acquis tout une gamme d'ondes que j’envoie vers mes cibles. Par exemple avec les enfants je donne une soudaine envie de faire pipi irrésistible, ou mieux encore, caca. Et ça finit par une culotte souillée, ou par une recherche urgente de toilettes sales et odorantes en laissant un autre enfant tout seul. Il y a les nounous qui bavardent activement pendant que j’envoie leur bambin promener derrière les buissons et qui se rendent compte trop tard qu'il en manque un. Je distrais les papas derrière leurs lunettes de soleil, trop concentrés sur l'équipe ou absorbés par leur smartphone qui n'entendent pas leur petit chéri se battre pour un jouet, qui ne voient pas le sable envoyé dans les yeux d'un autre et se font agresser par d'autres parents. J'incite la jeune fille aux cheveux colorés à croire que son petit ami sous sa casquette de base-ball mate une jolie baby-sitter. Elle l'engueule, elle le frappe et s'éloigne drapée dans sa fierté outragée tandis qu'il tente en vain de se défendre. C'est aussi la grand-mère angoissée qui agresse un grand-père qu'elle imagine pétri de mauvaises intentions à l'égard de sa petite, alors qu'il est simplement sourd et miro.
Bref, je pianote en experte dans mes partitions, je fais des arpèges, je les combine pour démultiplier les effets. Alors dès que j'ai mis une ambiance qui s'entretient toute seule, je change de terrain de jeux car j'ai des objectifs à atteindre. Je dois rendre des comptes, et il ne faut pas que je traîne si je veux remplir mon quota. Après seulement, je pourrais travailler pour mon compte, au noir. 
Allez on commence. La journée va être chaude. Il y en a qui vont pleurer, et moi je vais bien rigoler ... ».

----------------Texte de 2.CCL.Anonyme2

DLV2020 affiche courtlet

 La 6è édition du festival "Des Livres&Vous" se déroulera
du 4 au 10 avril 2020 sur le thème:

"Fées sorcières et compagnie"

la date limite de dépôt des oeuvres littéraires à présenter
lors du concours "Court-lettrage" est fixée au
4 mars 2020

N'hésitez pas à prendre contact avec Luciane Brunner, volontaire en service civique sur cette mission. Vous pouvez la joindre du lundi au jeudi à l'UTL en appelant 04 92 51 38 94.

 Consulter le règlement du concours 

3è lauréate :  Claire Sauvêtre

L'aventure

L'aventure, Pierre y avait toujours goûté. Dès qu'il avait su marcher, il avait été une source d'inquiétude pour ses parents. Sans cesse prêt à grimper en haut d'un arbre, d'un rocher, d'un mur, à se jeter dans l'eau glacée d'un lac ou de la mer. A cinq ans il dévalait déjà les pistes rouges, à dix il parcourait sa première grande voie d'escalade en tête avec un oncle féru d'alpinisme, à douze il gravissait son premier sommet de 4000 mètres. Il n'y avait pas de limites à son appétit de découverte et sensations fortes. Explorer les tréfonds de la Terre en spéléologie, partir au large sur un voilier avec des amis, se perdre dans les étendues glacées de l'Arctique avec une pulka, descendre des rapides en kayak, vaincre des sommets toujours plus élevés. Il avait dédaigné l'Everest : « trop touristique », estimait-il. Le K2, ça c'était un vrai défi ! Il avait bataillé des années pour économiser les frais de l'expédition, trouver des sponsors et des partenaires de cordée. Il avait failli y laisser la vie, quand l'altitude et l'hypoxie lui avaient troublé le raisonnement et lui avait fait commettre des erreurs qui auraient pu lui être fatales, n'eût été le sang-froid et l'expérience d'un compagnon plus âgé.

Il avait abandonné ses études en classes préparatoires, où il se sentait une oie qu'on gavait de connaissances jusqu'à l'écœurement, pour vivre sa soif de grands espaces et d'aventure. Il avait passé le diplôme de guide de haute-montagne, pour posséder une source de revenus et parce qu'il aimait partager cette passion avec d'autres, moins expérimentés. Mais, dès que ses finances le lui permettaient, il bâtissait un projet d'équipée, à l'autre bout de la Terre de préférence. Parfois, c'était ses compétences de professionnel, son expérience de baroudeur qu'on recherchait. Il avait ainsi accompagné une expédition scientifique en Antarctique, guidé une équipe de télévision au Népal, participé à l'élaboration d'un circuit touristique en Alaska. De bouche à oreille, il avait acquis une réputation qui lui avait permis, petit à petit, de gagner confortablement sa vie en en savourant chaque minute.

Le développement des réseaux sociaux avait accru sa notoriété. Par amusement au début, il avait créé un blog qui décrivait ses aventures. Etonné par le nombre exponentiel de ses « followers », il s'était rapidement pris au jeu. Ses exploits, s'ils étaient rares, nécessitaient une bonne dose de culot et une condition physique à toute épreuve, n'étaient pas non plus des premières. Mais il savait en rendre vivante chaque étape, et les magnifiques photos qui ornaient sa page auraient fait rêver le plus convaincu des citadins. Les sponsors se pressaient maintenant à sa porte, il avait l'embarras du choix. Ne voulant pas y perdre son âme, et encore moins son indépendance, il les sélectionnait avec discernement, préférant en général les marques de matériel de sport ou de montagne qu'il avait coutume d'utiliser.

Des succès féminins il en avait aussi à revendre. Une belle touffe de cheveux blonds ébouriffés, des yeux de jade, un corps d'athlète bronzé, un sourire enjôleur, un parfum de gloire et d'aventure, il avait tout pour plaire et les jolies groupies se disputaient ses faveurs. Il disait rarement non, mais ne s'engageait jamais. L'expédition suivante allait bientôt l'emmener au loin, où l'attendraient d'autres yeux charmants.

Pourquoi se restreindre ? Et les vraies ascensions « sérieuses », les défis où il risquait sa vie, il préférait les partager avec ses amis hommes. Pas d'ambiguïté, une complicité forgée par des années de cordées communes, une relation simple.

Mais ça, c'était avant...

Avant ce soir d'ennui, lors d'un réveillon familial qu'il n'avait pu éviter. Il observait d'un œil absent ses parents qui ne l'avaient jamais soutenu et n'acceptaient son mode de vie actuel que parce qu'il était maintenant prospère et envié, ses frère et sœur et leur progéniture, petits bourgeois conformistes et fades, qui faisaient mine de s'intéresser à ses épopées, sans y comprendre quoi que ce soit. Que peut-on y comprendre quand on ne s'est pas dressé là-haut, titubant de fatigue, au bout de soi-même et ivre de cette vision paradisiaque qui vous entoure ? Quand on n'a pas senti la panique envahir tout son corps, la mort vous frôler de ses doigts squelettiques, et qu'on n'a pas trouvé la force de vaincre son angoisse, de trouver la solution pour surmonter la difficulté ?

Bon, il y avait bien cette petite nièce avec son visage de poupée et ses sourires angéliques, qui lui rappelait qu'il atteindrait bientôt quarante ans. Nostalgie vague d'une paternité qu'il ne connaîtrait sans doute jamais.

Quand la discussion vira à la politique, il se réfugia dans la consultation de son portable, parcourant distraitement les fils d'actualité, consultant ses mails, dont la plupart terminèrent à la corbeille avant d'être lus. Le mail intitulé « pourquoi pas ? », d'une certaine gentiane.printanière failli subir le même sort. Mais, dès les premiers mots, elle le captiva. Elle faisait l'éloge de son blog, de ses photos, enviait ses exploits, mais sans flatterie aucune, avec un humour et un recul qui le firent sourire. Elle lui envoyait ensuite le lien vers le sien, petit blog confidentiel, suivi par quelques centaines de personnes. Amusé et intrigué, il suivit ce lien. Rien d'exceptionnel dans le contenu, des sommets classiques qu'il connaissait, gravis pendant son adolescence, de belles randonnées itinérantes à pieds ou à skis, en France ou en Europe, mais le tout raconté de telle manière qu'on ne pouvait s'arracher de ces pages. Comme une madeleine de Proust, elles lui rappelaient les émois de ses premières aventures, des ses premiers émerveillements. Et puis les clichés aussi étaient parfaits : cadrage, lumière, couleur, choix du sujet... Il chercha à mettre un visage sur ce petit génie de style, de talent, de sensibilité. Il n'y avait que deux photos d'elle : une silhouette fine, de dos, sur une ligne de crête, et une mousse de cheveux dorés au dessus d'une nuque gracieuse, avec un viseur d'appareil photo dans le prolongement.

C'est là que tout commença : le mail admiratif et vaguement tendre qu'il envoie, la réponse spirituelle et presque effrontée qu'il reçoit, les messages qu'on échange, de plus en plus fréquents, de plus en plus longs, de plus en plus personnels, de plus en plus complices. Messages qu'il envoie d'un hall d'aéroport, d'un camp de base, d'une terrasse de refuge. Messages d'elle qu'il se surprend à guetter dans sa boîte mail...

Au bout de quelques mois, il dut se rendre à l'évidence : il était en train de s'attacher à une femme qu'il n'avait jamais rencontrée, ni même vue de face. C'était d'un ridicule... Même les journalistes pulpeuses qui l'interviewaient avec leurs yeux de biche ne produisaient plus aucun effet sur lui. Il fallait que cela cesse ! Il devait en avoir le cœur net ! Il commença par lui demander une photo d'elle. Elle répondit avec une audace incroyable : « Si tu veux me voir, emmène-moi faire un sommet au Népal, j'en ai toujours rêvé. » Il en resta époustouflé. Failli décliner : là, cela allait trop loin. Il n'allait pas perdre des semaines avec une inconnue !

Mais, malgré tout, par curiosité, par goût du risque, par peur de la perdre peut-être aussi, il accepta. Les minutes d'attente dans la salle d'embarquement furent les plus longues de toute sa vie. Quand il la vit s'avancer vers lui avec son sac à dos, un sourire un peu timide aux lèvres, il sut qu'il était en train de vivre l'aventure la plus dangereuse et déstabilisante de toute sa vie, qu'il risquait d'y oublier ses repères et sa liberté. Ce n'était pas qu'elle fût plus séduisante qu'une autre, même si elle était jolie, avec un charme certain. Mais il sentait qu'il allait se noyer dans ses grands yeux sombres, ses yeux de manga. Qu'elle allait l'entortiller de douceur et faire de lui ce qu'elle voudrait.

Deux semaines plus tard, sur le chemin du retour du Gyajikang, enroulé contre elle dans le duvet, peau contre peau, pendant que le vent soufflait contre la toile de tente, il lui demanda ce qui avait motivé son premier mail. « C'est drôle, répondit-elle, la bouche dans son cou, même si tu paraissais si exceptionnel, si inaccessible, si volage aussi, à lire ton blog j'avais l'impression que tu étais mon âme sœur. Alors j'ai voulu vérifier, aussi utopique et idiot que cela paraisse. » Il se sentit fondre, ou plutôt il sentit tout son être se fondre en elle et compris tout à coup cette expression si surannée « ils ne formaient plus qu'un ».

Et maintenant il tient dans ses bras ce petit bout d'homme qui crispe ses doigts minuscules sur son index, sous les yeux de sa gentiane (dont le véritable prénom est Lise), qui a prévenu dès les premières semaines de grossesse : « Pas question de jouer les femmes au foyer d'un mari absent. J'attends que tu joues ton rôle de père, et aussi de continuer de courir le monde avec toi, et lui. »

« On va faire de toi un petit baroudeur », chuchote-t-il contre l'oreille du bébé. Et si c'était cela son aventure la plus exaltante ?

2è lauréate :  Michèle Berthier

OFFRANDE

Mon cœur bat trop fort, il veut sortir de sa cage, s'enfuir. Une sueur glacée coule entre mes omoplates, pourtant je crève de chaud malgré l'atmosphère gelée qui m'entoure. J'arrive au bout de l'aventure. Étendu dans la neige, il attend, je vois l'œil brillant qui me guette, même, me pénètre, vrille jusqu'au fond de mon cerveau, il m'hypnotise. Je suis à lui. Il se délecte. Mon aventure, quand a-t-elle commencé ? Dans mes premiers souvenirs, il me fascinait déjà, personnage fabuleux, impressionnant de puissance, de force et d'intelligence. Parfois il était ridiculisé dans les histoires que ma mère me racontait, mais, par la suite, j'ai compris que ces contes servaient à éradiquer la peur ancestrale de cet être si supérieur à l'homme.

Il a bougé, insensiblement, sa large tête se redresse et ses oreilles pointent vers le ciel. Il est sublime de beauté et de souveraineté, régnant sur le monde animal. Une organisation de la communauté judicieuse, avec un équilibre établi entre vie collective et solitaire. Une reproduction permettant l'émergence des individus les meilleurs ainsi, la race ne peut que s'améliorer au fil du temps et de l'évolution de l'environnement. Depuis toujours, adulé, vénéré mais craint, tel un dieu il a régné sur l'humanité, alimentant la mythologie, la littérature, les arts mais aussi les peurs et fantasmes collectifs.

Bientôt il se jettera sur moi, ce sera la fin de mon aventure, comme je l'ai désiré. Je lui ai consacré mon temps et mon énergie. Toute ma vie a tourné autour du loup, mes rêves, mes études, mes choix, et maintenant ma mort. Mon corps se révolte, en désaccord avec mon aspiration, mes muscles se tendent, mes membres tremblent, ma respiration devient haletante, il veut fuir, mais, mon esprit déguste cet instant, ma fin prochaine, attendue et souhaitée, vaincu par l'être suprême. Je sentirai ses crocs acérés s'enfoncer dans la chair de mon cou, la carotide cédera sous la pression du coup de dent et le sang jaillira tachant de sombre sa robe si dense et duveteuse. Mes os seront broyés. Il me déchiquettera, mangera mon cœur et mes entrailles. Puis repus, le museau encore ensanglanté, il se reposera près de ma dépouille, digérera mon incursion en lui, il me possédera. Il traînera ma carcasse vers sa tanière pour nourrir quelques congénères. Plus tard, les charognards se battront pour ramasser mes quelques restes. Une chute de neige nettoiera la place. Je serai introuvable à jamais pour les miens, disparu dans le corps du loup. Mon désir réalisé. Fin de l'aventure, sans trace.

Je l'ai cherché, pendant des jours j'ai erré dans l'immensité sauvage, territoire hostile, cachant tant de pièges mortels qu'il m'a fallu déjouer pour parvenir à notre rencontre. La lutte contre le froid glaçant, la nuit surtout, les chutes de rochers, les traversées de forêts impénétrables, l'escalades de murailles infranchissables, l'affrontement de certains animaux sauvages à la recherche de quelques nourritures, et tant d'autres dangers imprévisibles. J'ai atteint son territoire. Il a senti ma présence, il m'a pisté. Nous ne nous quittons plus depuis trois jours et deux nuits. Jouant à cache-cache, il me repère toujours. C'est un grand loup au pelage noir luisant, il semble assez jeune, de haute stature, une allure majestueuse.

Épuisé, affamé, j'arrête, l'endroit me convient. C'est dans ce vallon paradisiaque, étincelant sous le soleil, entouré de grands bois obscurs, que notre face à face aura lieu. Le point final de ma vie, de mon aventure. Il ne m'attaquera jamais tant que je tiendrais debout, alors, je m'allonge sous le ciel lumineux, j'apprécie la couche moelleuse de neige sous mon dos fatigué, je me détends, je l'attends. Il est patient, il sait que je serai à lui. Il rêve peut-être tout comme moi.

On aurait pu se comprendre si nos mondes étaient moins hermétiques, il saurait que je l'admire, que j'aurai aimé être l'un d'eux plutôt qu'un homme. Plus j'avançais parmi les humains, plus le dégoût me gagnait. Leur société corrompue, consommant toujours plus au mépris de l'univers, ne croyant qu'à l'argent et n'espérant qu'en l'augmentation de leurs biens, leurs possessions illusoires, à l'image de leur pouvoir. Perdant toute humanité. Saccageant sans scrupule ce que la nature offrait pourtant de si sublime en qualité de vie, d'avenir et d'harmonie. Se bâfrant, s'empiffrant de produits divers et inutiles fabriqués en polluant l'espace, se gavant d'images, ne communiquant que par écrans interposés, s'enlisant dans le virtuel et perdant tout sens de l'altruisme. L'homme devenu, stupide, paresseux, égoïste et gras, s'empoisonnant lui-même ainsi que son environnement. En comparaison le loup le domine en tout point. J'ai effectué une thèse sur lui, son origine, sa vie. Un cumul d'interviews, de rencontres et de documents de spécialistes de tout poil, reconnaissent sa suprématie sur l'homme en de nombreuses questions. J'ai voulu quitter ce monde de dégénérés pour trouver celui noble et authentique du loup. Je l'ai approché en diverses expéditions, temps d'observation infini noyé dans des paysages d'une prodigieuse splendeur. J'ai aussi participé à des repérages, des comptages. Lors d'un de mes voyages d'études, nous observions les meutes, capturions certains individus pour les équiper d'émetteurs de géolocalisation. Ainsi, leur déplacements étaient suivis, puis analyser pour approfondir les savoirs sur leur mode de vie. Mais cela ne me suffit plus, je préfère périr dans le domaine grandiose des loups et par cette créature supérieure, plutôt que de vivoter parmi les hommes, pour mourir bien vieux dans un lit avec des piqûres, des tuyaux, des comprimés, nourri de bouillies et emmailloter de couches.

C'est l'heure de mon affrontement avec le loup, la confrontation, c'est lui le plus fort, il me vaincra, je l'accepte. Je lui fais don de ma vie.

Il l'a compris, le moment est venu, il grogne, il veut me communiquer quelque chose, quoi ? C'est un de mes drames ne pas pouvoir échanger avec cet être pourtant intelligent et sensible. Son grondement m'évoque celui de mon grand-père, le seul à qui j'ai expliqué mon projet, le seul à qui j'ai dit au-revoir, le seul qui comprenait ma passion, d'ailleurs il la partageait, d'un peu loin, c'est vrai. Il a toujours eu un faible pour cet animal, de là est née notre complicité, il m'a baptisé Moogli. C'est lui qui m'a emmené voir une réserve de loups lorsque j'étais enfant, puis notre voyage en Alaska dans les étendues sauvages et immaculées, territoire du loup. Le soir dans ce coin magnifique, féerique, apparaissaient leurs silhouettes majestueuses, élancées mais à la musculature puissante. Leurs longues pattes les propulsant en des courses rapides et infinies. Parfois, lors de nos escapades nocturnes, nous percevions leurs yeux phosphorescents nous observant sous la lune. Un mélange de peur et de plaisir m'envahissait et, également, la fierté d'approcher ce canidé mystique. D'autres fois, l'air vibrait du son clair, profond, magistral et ensorcelant de leur chant, j'en frissonnais et pleurais d'émotion.

Près de l'âtre, mon grand-père évoquait les histoires de croc-blanc et autres romans passionnants que j'ai dévoré par la suite. C'est grâce à lui que j'ai pu m'évader et vivre tant d'expéditions imaginaires puis réelles avec les loups, jusqu'à cette dernière aventure.

Le glapissement s'intensifie, de la bave apparaît aux coins de ses babines, les poils de sa nuque se hérissent, il me fixe implacablement de ses yeux jaunes, qu'il a l'air féroce ! Son train arrière ploie légèrement, son corps n'est plus qu'un concentré d'énergie, un gémissement aigu empli l'air, il va bondir. S'il savait comme j'espère ce moment, je le redoute aussi mais ...

Ça y est, ses pattes s'élèvent, je perçois une force extraordinaire, couché dans la poudreuse, j'ouvre la fermeture de mon anorak et j'offre mon cou.

Il s'abat sur moi, je suis cloué enfoncé dans l'épaisseur blanche. Son haleine chaude couvre mon visage.

Dans le silence de la mort, il me fixe implacablement de ses yeux dorés. J'entrevois un monde extraordinaire dans ces points éblouissants. Je vais bientôt y pénétrer. Dans cet instant d'éternité, un échange sublime s'établit entre nous. Un mélange de respect, d'admiration et d'amour. Je n'ai plus peur, je souris, il ouvre grand la gueule, ses crocs étincellent dans le soleil couchant mais, tout à coup, « pan » un coup de feu assourdissant résonne dans l'immensité.

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