En route pour demain...
Un mauvais rêve réveilla Elis en pleine nuit. Elle regarda son ventre rond de huit mois. La position assise la soulagea un moment. Elle resta là immobile, l’œil hagard. Elle se leva, ouvrit la fenêtre, puis se rassit. Le calme hypnotisant de la nuit la rassurait toujours. Elle sentait la chaleur extérieure glisser sur sa peau et la fraîcheur humide de l’air, s'immiscer dans ses narines. Ces communions avec l’obscurité lui procuraient beaucoup de plaisir et de sérénité. Un sourire se lisait sur ses lèvres.
Il y a quelques mois de cela, elle avait commencé à ressentir un sentiment nouveau en elle, une sorte d’intuition, comme si elle devait entendre un message qu’elle n’arrivait pas encore à percevoir. Depuis longtemps, elle voyait autour d’elle un monde agité, un monde apeuré, un monde torturé, un monde qui s’écroulait. Elle vagabondait dans ce monde et cherchait tous les jours avec un peu plus de clarté à enraciner son être avec l’intime conviction que c’est son âme qui le lui demandait.
Ces réveils nocturnes arrivaient d’un coup, ses yeux s’ouvraient avec l’impossibilité de se refermer mais elle retrouvait toujours le sommeil. Cette nuit-là, c’était différent. Elle le sentait dans sa chair, elle regardait devant elle les montagnes majestueuses dans l’obscurité éclairée de la nuit et elle sut que c’était l’heure pour elle de prendre quelques affaires et de partir loin du village, que c’était l’heure de partir s’isoler, afin de les protéger, elle et son bébé.
Les montagnes venaient de l'appeler. Son ventre était lourd mais dans la lenteur, elle arrivait à se déplacer sans trop de difficultés. Elle se leva, ferma la fenêtre, le regard fixé sur ces sommets qui l’attendaient et que la lune illuminait de sa lumière envoûtante. Elle prit quelques affaires dans un sac, des fruits secs, une couverture, une lampe torche, de l’eau et de quoi écrire. Une fois fait, elle ouvrit la porte de son appartement, jeta un dernier coup d’œil derrière elle comme si elle voulait photographier l’intérieur de son “sweet home” avec le sentiment qu’elle n’allait peut être jamais le revoir. La lune éclairait le petit escalier de pierres qui menait à sa voiture, elle ouvrit la portière, jeta son sac sur le siège passager, et sans plus attendre alluma le moteur. Elle savait exactement quel sentier elle allait pouvoir emprunter pour marcher jusqu’en haut de la montagne. Un sentier qu’elle connaissait bien pour y avoir randonné à plusieurs reprises, facile d’accès, il était assez large et la mènerait sans crainte jusqu’au bout.
Elle roula une dizaine de minutes sur une route déserte où même la forêt semblait s’être retirée. Le moteur de sa Renault 5 transperçait ce silence inquiétant qu’elle arrivait à lire sur l’écorce de ses frères comme elle aimait à les appeler. Les mains accrochées au volant, la mine calme mais sévère, elle savait qu’elle n’avait pas de temps à perdre. Une fois à destination elle se gara, prit son sac, et se dressa face au sentier. Elle ferma les yeux, respira un long moment avant d’envoyer une prière vers le ciel.
Quelques courtes minutes s’écoulèrent puis elle entama l'ascension. Un pas après l’autre, la main sur son ventre, elle avançait sur ce chemin terreux et caillouteux. Il devait être environ 2 heures du matin. Une première pause s ’imposa au bout d’une heure de marche. Elle but quelques gorgées d’eau, avala une poignée d'amandes et d’abricots secs et regarda un long moment vers la vallée qu’elle commençait à surplomber.
Elle reprit la marche, son ventre tirait vers le bas, il devenait lourd à la limite de l’explosion. Elle savait qu’il ne lui restait plus beaucoup à cheminer avant d’arriver à l’endroit qu’elle connaissait. Elle se concentra sur sa respiration et sur chacun de ses pas qui rythmait harmonieusement le mouvement de son corps fatigué. La marche devenait méditative, elle ne sentait plus la lourdeur de son être et se sentait de plus en plus en sécurité. Son cœur l’avait menée jusqu'ici et elle savait que ceci était juste. Enfin, elle aperçut l’endroit où elle allait pouvoir se reposer, et attendre. Il y avait un petit mur de pierre abandonné, restes d’une ancienne maison de berger. Elle déposa son ballot, l’ouvrit et déplia la couverture. Elle se retourna face à la vallée qu’elle dominait largement à présent. Le ciel brillait, la montagne l’enveloppait. Elle eut envie d’enlever ses chaussures et d’enfoncer ses pieds dans la terre. L’humidité du sol lui procurait une sensation de fraîcheur délectable, les pores de sa peau se dilataient pour laisser entrer en elle l’esprit de la montagne. Elle se sentait chez elle. Son ventre se durcissait et elle commençait à ressentir des douleurs dans le bas du dos, son bébé voulait naître. Elle se dénuda et s’allongea tout en regardant la profondeur du ciel qui semblait vouloir l’aspirer. La beauté des astres la berçait et elle se mit à chanter pour accompagner ses contractions qui se faisaient de plus en plus rapprochées :
”La terre est ma chair,
Les fleuves mon sang,
Le vent est mon souffle,
Et le feu mon esprit “
Sa voix variait avec l’intensité de la douleur, son corps cherchait à l'unisson les positions les plus confortables pour elle et pour l’enfant. C’était mélodieux, c’était harmonieux, c’était respectueux, c’était presque divin.
Dans la douceur de ce moment sacré l’enfant prit sa première respiration douloureuse, et sans qu’elle ne puisse l’expliquer il était là, hors de son ventre, comme si quelqu’un l’avait accompagné sur sa dernière traversée qui le menait dans ce nouveau monde. Elle posa son enfant contre son ventre, lui donna le sein, le cordon battait encore. Autour d’elle se formait une sphère transparente dorée, bientôt ils seraient protégés.
En bas, ça grondait, le ciel tremblait, un large faisceau lumineux apparut depuis la lune et se dirigea en un éclair vers la vallée. Une boule de feu prit naissance, un cœur rouge sang qui offrait un spectacle brûlant aux couleurs chaudes et explosives allait tout effacer, ou presque.
Elis n’entendait rien, protégée du son par la sphère transparente. Elle n’avait que ses yeux pour voir la magnificence du pouvoir de Dieu, la puissance de la nature, la beauté de notre Terre Mère en train de se sauver d’un grand malheur.
Elle ne disait rien, elle était exténuée, elle et son bébé ne faisaient qu’un. Elle savait qu’elle était accompagnée par des esprits bienveillants qui l’avaient guidée jusqu’ici.
Elle pensait à ceux d’en bas, à ceux qui venaient de mourir, à ceux qui allaient mourir, et elle comprit. Elle comprit que la sphère ne l’avait pas protégée seulement elle mais tous ceux qui depuis longtemps avaient entamé un dialogue avec les êtres de la nature. Elle regarda son fils et elle lui dit de sa voix douce et tranquille :
- Voilà mon fils, bienvenue dans ce monde nouveau, dans cette nouvelle ère, la Terre nous a appelés et nous a sauvés. Sache mon garçon que sur cette planète nous sommes tous des frères et sœurs.