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MARFA la chamane

Marfa avance sur le chemin. Son pas tellurique en soulève la poussière. Après les temps glacés de l'hiver sibérien, le printemps est arrivé, brutal et chaud. Ce matin, elle a enduit son visage et sa chevelure grisonnante d'un onguent aux herbes des marais et les insectes vibrionnants de la steppe ne l'agressent pas mais la suivent, dessinant un nimbe au-dessus de sa tête. Ce matin, elle a revêtu sa longue tunique brune serrée à la taille par un lien de cuir et ses sandales de paille tressée, insignes de son statu.Ce matin, elle a étreint le bouleau multiséculaire qui lui transmet la voix des esprits. L'enserrant, elle a ressenti la transe et su quelle est sa mission.
Au terme de sa marche, la voici qui se présente à la sentinelle du camp d'Omsk, île misérable de cet Archipel du Goulag où près de deux cents juifs échappés de Pologne au printemps 1940 ont été parqués par les autorités soviétiques.
« Je suis venue pour l'enfant qui est né, il a besoin de moi.
-Qui donc t'a prévenue, espèce de sorcière ? Dénonce le !
-Je le sais, c'est tout. Amène moi seulement auprès de lui et de ses parents, le tailleur Rubin et sa femme Chaja. Sache que le chef du camp sera fâché contre toi si tu n'obéis pas à ma demande. Il connaît mon pouvoir et respecte ma science. »
Et dans ce coin de terre inhospitalière, la chamane sourit, constatant une fois de plus que son savoir ancestral impressionne envers et contre tout le garde pourtant formé à l'école des Komsomols. De son pas solennel, Marfa longe les allées du camp , observe les barraques.Au fond de l'une d'elles s'est installée la famille. A son approche, la jeune mère a un mouvement de
recul et le bébé se met à pleurer dans ses bras tremblants. 
« Ne crains rien, je suis Marfa, la chamane. Ton mari me connaît, il a travaillé au bûcheronnage dans notre village. Au risque d'abîmer ses mains de tailleur, quelle pitié. Nous l'estimons tous et moi la première. Laisse moi m'occuper de ton fils, pour le rendre fort. »
La chamane prend l'enfant que lui tend sa mère, le dénude et entreprend de le masser, travaillant ses articulations, lui dépliant les bras, étirant ses jambes, chatouillant son torse, caressant son dos, soufflant doucement sur lui, malaxant ses faibles muscles. L'onguent dont elle imprègne la peau du nourrisson dégage un parfum puissant d'herbes aromatiques. Ni les insectes des plaines, ni ceux des fûtaies, ni ceux des marais ne l'agresseront jamais. Les mains de la chamane se font douces sur le corps gracile du nouveau-né qui lui sourit, tandis que la femme psalmodie dans une langue inconnue, celle de ses lointains ancêtres nenetz. Sa voix se fait rauque dans un antique chant de la taïga. Puis elle rhabille le tout petit. Quand elle remet l'enfant apaisé à sa mère, elle souffle rapidement en russe (et si on les espionnait?) à l'oreille du père.
« Prends cette bourse de cuir à mon cou et absorbes en tout le contenu même si tu le trouves amer. C'est du sel de terre. Interdis à ta femme d'y toucher, son lait se tarirait dans ses seins et cela mettrait l'enfant en péril. Je suis ici pour que vous viviez ; Quand tu auras consommé tout le sel, bois l'eau de cette gourde. Tes chevilles vont gonfler, tes jambes vont enfler et
tu n'iras pas à la guerre, tu resteras auprès des tiens et tu les protégeras. 
-Mais que dis-tu là, Marfa, nous sommes loin du front et le Traité Germano-soviètique nous protège, même ici, dans les conditions que tu connais !
-Chut mon garçon ! Je sais tout du passé et de l'avenir. Le vent, les feuillages me parlent.Fais comme je te dis, Rubin, et vous serez saufs, c'est Marfa la chamane qui te le promet ».
Sur ces mots, le chamane tourne les talons et s'en va, d'un pas extatique.Elle sait qu'il en sera fait selon la volonté des esprits même s'il n'y a pas de mohel pour recevoir cet enfançon. Marfa marche, lasse mais bienheureuse.
Le lendemain, le camp d'Omsk sera démantelé, du moins pour un temps., à la suite de la rupture du Traité Germano-soviétique, les Polonais valides envoyés au combat, sauf Rubin et sa famille expédiés plus loin au Karlag de Karaganda, mais ceci est une autre histoire!

texte écrit par 20.CCL.Anonyme20